Stabilité de l'emploi ou flexibilité: quel est le meilleur système pour l'économie?

Un article récent paru dans la Revue internationale du Travail de l'OIT analyse la relation entre stabilité de l'emploi et productivité dans six secteurs majeurs de 13 pays européens. Selon les auteurs, aussi bien l'occupation extensive que courte d'un poste peut avoir des effets négatifs sur la productivité. Ils proposent une politique de "mobilité protégée" sur le marché du travail, avec des politiques de l'emploi actives cherchant à combiner sécurité et flexibilité. BIT en ligne s'est entretenu avec Peter Auer, co-auteur de l'article.

Article | 20 janvier 2006

BIT en ligne: L'emploi est-il devenu plus flexible en Europe?

Peter Auer: Malgré un sentiment général d'insécurité croissante en matière d'emploi, la stabilité de l'emploi reste une caractéristique marquante des marchés du travail contemporains. En 2002, le travailleur allemand moyen restait chez le même employeur 10,7 ans, le Français 11,3 ans, le Britannique 8,1 ans et l'Américain 6,6 ans (chiffres de 1998).

Le pays où l'on occupe son poste le plus longtemps est la Grèce où le travailleur moyen reste chez le même employeur 13,2 ans, suivi par le Japonais avec 12,2 ans et l'Italien avec 12,1 ans. Globalement en Europe, l'occupation moyenne tournait autour de 10,5 ans pendant la période 1992-2002, avec une légère tendance à la hausse. Il n'y a pas eu de changement fondamental dans la durée de l'emploi, la relation de travail à long terme n'a pas disparu et il n'y a pas eu de convergence vers le modèle américain où la durée moyenne d'un emploi est nettement plus court.

Néanmoins, les formes d'emploi flexibles se sont également développées, en particulier les emplois à temps partiel. Un grand nombre de ces postes à temps partiel sont en fait des emplois de longue durée, le temps partiel devenant progressivement une forme normale d'emploi dans les économies actuelles, bien qu'il concerne davantage les femmes que les hommes. L'observation la plus frappante est que les relations de travail sont relativement stables, la flexibilité n'ayant augmenté qu'à la marge.

BIT en ligne: La stabilité est-elle rentable pour les entreprises?

Peter Auer: Il est assez remarquable que la durée moyenne d'emploi soit toujours assez stable après deux décennies d'intenses discussions et de promotion de la flexibilité. Cela doit en fait vouloir dire qu'à la fois les employeurs et les travailleurs ont intérêt à des relations de travail stables. L'intérêt des entreprises pourrait bien être la productivité.

BIT en ligne: Existe-t-il une relation positive entre emploi stable et productivité?

Peter Auer: Jusqu'à un certain point. Nous avons analysé des différences dans la relation entre durée d'emploi et productivité dans les principaux pays de l'OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques) pour trois groupes de travailleurs: ceux qui sont dans leur emploi depuis moins d'un an, ceux qui l'occupent depuis plus de 10 ans et ceux qui sont là depuis plus de 20 ans. L'analyse montre qu'en augmentant la part des travailleurs ayant une ancienneté très courte ou très longue on obtient un effet négatif sur la productivité.

BIT en ligne: A quel moment la durée d'occupation d'un poste n'est-elle plus productive?

Peter Auer: Notre analyse de données pour 13 pays européens a révélé que la stabilité de l'emploi a un effet positif sur la productivité au moins jusqu'à 13,6 ans. Au-delà, le bénéfice pour la productivité sectorielle d'une durée moyenne plus longue diminue. Néanmoins, en tenant compte des salaires et de la productivité, il semble qu'il y ait toujours un bénéfice à retenir les travailleurs au-delà de 13,6 ans, jusqu'à ce que les salaires dépassent la productivité.

Il est important de garder à l'esprit cependant que ces résultats valent pour une occupation moyenne et qu'il s'agit de la productivité moyenne pour six secteurs d'activité dans 13 pays européens de 1992 à 2002. Ces estimations consolidées varient par secteur ou par pays, mais plus encore au niveau individuel, on ne peut affirmer que cela représente une durée appropriée pour retenir un travailleur. En d'autres termes, bien qu'un "optimum de durée d'occupation" puisse exister, sa valeur exacte ne peut être affirmée précisément.

BIT en ligne: En quoi la durée serait-elle bénéfique pour la productivité?

Peter Auer: Des relations de travail stables amènent les entreprises à former leurs travailleurs tandis que la structure de compensation incite les travailleurs à rester dans l'entreprise sans renâcler à la tâche. Le résultat est une hausse de la productivité du travailleur et du rendement de l'entreprise.

BIT en ligne: Mais n'y a-t-il pas aussi un avantage à la flexibilité, en particulier sur les marchés du travail touchés par la mondialisation accélérée et les changements technologiques?

Peter Auer: A l'encontre du credo de la flexibilité, la stabilité intrinsèque de l'emploi que l'on trouve en Europe apparaît certainement comme une surprise, bien qu'elle ait été et qu'elle soit reconnue par de nombreuses études nationales et internationales. Nous ne contestons pas le fait qu'il y ait un besoin et un bénéfice à la flexibilité, mais le débat sur ce thème nous a fait croire que la flexibilité et l'ajustement immédiat entre emplois et entreprises étaient la réponse exclusive. Or il existe aussi des possibilités d'ajustement à l'intérieur même des emplois ou des entreprises, la relation de travail étant maintenue. En outre, nous voyons que l'ajustement est facilité par les politiques du marché du travail. C'est pourquoi aujourd'hui, nous devons rechercher le juste équilibre entre flexibilité, stabilité et sécurité, de manière à combiner changements structurels et besoins de sécurité du travailleur.

BIT en ligne: Pourquoi la durée d'occupation d'un poste est-elle longue dans certains pays et courte dans d'autres?

Peter Auer: Des facteurs culturels, démographiques, économiques et institutionnels peuvent tous influencé la durée d'occupation d'un poste dans un pays. Plus la population d'un pays est jeune, plus la durée moyenne sera basse, tout simplement parce que les jeunes ont passé moins d'années à travailler. Des différences de croissance du PNB et d'institutions sur le marché du travail peuvent aussi avoir une influence substantielle sur la durée des emplois.

Le rôle important des institutions du marché du travail peut être vu dans le cas des Etats-Unis et de l'Europe, où l'influence des syndicats et les accords négociés sur la sécurité de l'emploi peuvent être clairement établis. Aux Etats-Unis par exemple, la part des travailleurs qui ont plus de 10 ans d'ancienneté dans les secteurs syndiqués est de 48 pour cent, plus du double de la part dans les secteurs non syndiqués et très proche des moyennes européennes. Dans les pays européens, un critère déterminant de l'ancienneté est aussi le degré de protection de l'emploi contenu dans la législation du pays concerné.

BIT en ligne: Quels sont les avantages de la stabilité de l'emploi pour l'économie dans son ensemble?

Peter Auer: Des relations stables dans l'emploi peuvent aider une économie en assurant un pouvoir d'achat continu et croissant et en stimulant la demande des consommateurs. Cependant, des relations de travail de longue durée ne sont pas nécessairement associées à un sentiment de sécurité de l'emploi. Le Japon illustre bien ce constat, puisqu'une ancienneté moyenne longue est couplée avec un fort sentiment d'insécurité de l'emploi. Il existe de nombreuses causes à ce paradoxe: la crise économique, les réductions d'effectifs, le chômage croissant et les reportages des médias - tout cela affecte les perceptions des travailleurs, même ceux qui ont des contrats de longue durée.

Si par ailleurs un système de protection sociale est développé grâce auquel le poids du licenciement est partagé entre travailleurs et employeurs, l'effet négatif de la récession économique peut être atténué. L'assurance chômage est une institution de cette nature.

Aux Etats-Unis, une analyse au niveau des ménages de l'effet de l'assurance chômage sur la consommation a montré qu'en l'absence d'assurance chômage, devenir chômeur sera associé à une baisse du niveau de consommation de 22 pour cent, comparé aux 6,8 pour cent de baisse pour les bénéficiaires de l'assurance chômage.

BIT en ligne: Il y a donc un lien entre sécurité de l'emploi et protection sociale?

Peter Auer: Le Danemark est un bon exemple du lien entre les deux. A plus de 5 pour cent du PNB, les dépenses danoises pour les politiques de l'emploi sont les plus élevées de l'Union européenne. Bien que la moitié de ces dépenses soient consacrées à des mesures passives, le gouvernement a mis un accent très fort sur la participation des chômeurs à des mesures actives, une politique qui a été adoubée "prix de l'apprentissage". Après une période passive d'indemnisation, les travailleurs au chômage participent à des programmes de formation et d'éducation pour faciliter leur adaptation au marché du travail.

La stabilité de l'emploi au Danemark est relativement faible - 8,3 ans en 2001 - et comparable à celle du Royaume-Uni, mais le marché du travail "médiatisé" du Danemark offre un plus grand degré de sécurité d'emploi. Dans le classement de la sécurité de l'emploi cité par l'OCDE, le Danemark occupait le cinquième rang du sentiment de sécurité en 1996 et deuxième en 2000 sur un total de 17 pays. En comparaison, le Royaume-Uni occupait le plus mauvais rang dans les deux études.

BIT en ligne: Quel est le rôle des partenaires sociaux?

Peter Auer: Notre analyse est un défi aux positions traditionnelles des partenaires sociaux. Les employeurs ne doivent pas s'intéresser seulement à des relations de travail flexibles, mais aussi à des relations stables; et les syndicats ne devraient pas craindre des marchés du travail plus flexibles s'ils sont intégrés dans un cadre de "mobilité protégée" qui offre une formation tout au long de la vie pour "l'employabilité" et une protection des revenus aux travailleurs. En effet, en termes d'emploi et de productivité, les employeurs et les syndicats ont plus en commun qu'on ne croit généralement. C'est un bon point de départ pour lancer le dialogue social sur un emploi décent et productif.


Note 1 - Une main-d'œuvre stable est-elle bonne pour la compétitivité? par Peter Auer, Janine Berg et Ibrahim Coulibaly, Revue internationale du Travail, vol. 144/3, BIT, Genève, 2005.

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