Repenser la sécurité sociale: la réforme des pensions en Amérique latine

SANTIAGO DU CHILI (BIT en ligne) - Ces dix dernières années, plusieurs gouvernements d'Amérique latine ont entièrement restructuré leur système d'assurance vieillesse à la suite du Chili, qui s'est lancé en 1981 dans une vaste réforme des pensions. Ces réformes consistaient toutes à passer d'un système de pensions public fondé sur la responsabilité sociale à un système fondé sur la responsabilité individuelle. Beaucoup de pays de la région, y compris l'Argentine, la Bolivie, la Colombie, le Costa Rica, la République dominicaine, El Salvador, le Mexique, le Pérou et l'Uruguay, ont adopté un système basé sur des comptes d'épargne individuels. Les Etats-Unis discutent actuellement d'une réforme des pensions proposée par le Président George W. Bush prévoyant un système privé identique à celui adopté au Chili en 1981. Nous avons demandé à Fabio Bertranou, spécialiste principal de la sécurité sociale rattaché au bureau de l'Organisation internationale du Travail au Chili, de nous expliquer quels étaient les avantages et les inconvénients d'un plan d'épargne retraite privé.

Article | 1 juillet 2005

1. BIT en ligne: Où en est la nouvelle approche des pensions publiques en Amérique latine?

Fabio Bertranou:
La réforme des pensions fait partie des grands changements socio-économiques qu'ont connus plusieurs pays de la région ces vingt dernières années. Toutefois, ces réformes se sont avérées coûteuses en termes budgétaires et seule une petite fraction de la main-d'œuvre en a bénéficié: ceux qui s'en sortent le mieux sur le marché du travail. Après plus de vingt ans de réformes structurelles des pensions dans la région, on obtient une grande variété d'expériences aux résultats contrastés. Il y a eu aussi des expériences intéressantes de réformes non structurelles connues sous le nom de "réformes paramétriques", comme celles qui ont été lancées au Brésil, le plus grand pays d'Amérique latine et le plus densément peuplé. Si, à long terme, les réformes paramétriques ont permis d'améliorer la situation financière des systèmes de pensions, à court terme, la privatisation a, en revanche, créé un problème budgétaire dans la mesure où peu de gouvernements ont réussi à dégager un excédent budgétaire pour compenser la perte des cotisations, allouées à des comptes privés.

Autre variable importante dont il faut tenir compte: la couverture, qui est restée constante. L'une des principales hypothèses des réformes entreprises était que le lien entre cotisations et prestations inciterait à intégrer davantage la main-d'œuvre dans l'économie structurée et à se conformer à la réglementation en matière de cotisations, mais les résultats obtenus sont plutôt décevants.

2. BIT en ligne: Les réformes entreprises ont-elles bénéficié aux travailleurs et à leurs familles?

Fabio Bertranou:
Pas toujours. Les travailleurs qui ont un parcours professionnel stable et des gains relativement élevés s'en sortent assez bien dans l'ensemble. Ils s'en tirent même mieux qu'avant, car les réformes ont aussi introduit un pilier volontaire bénéficiant d'incitations fiscales. Les autres travailleurs, ceux dont la carrière est plus instable, auraient été mieux couverts avec les anciens systèmes de pensions aux règles d'admission moins strictes.

En outre, les travailleurs à faibles revenus, au parcours professionnel particulièrement instable, ont énormément de mal à obtenir des prestations de pensions décentes, lorsqu'ils en obtiennent. Ils peuvent bénéficier d'une pension publique si le budget de ces pays permet de financer des dépenses d'assistance sociale plus élevées.

3. BIT en ligne: Pourquoi ne pas laisser le choix entre système privé et système public aux personnes qui entrent dans la vie active?

Fabio Bertranou:
Il y a effectivement des pays qui offrent cette possibilité et nous connaissons des expériences de systèmes mixtes mais, à mon avis, ce n'est pas en donnant le choix entre système privé et système public qu'on résoudra le problème des pensions. Ce choix peut en effet entraîner une fragmentation encore plus grande des systèmes existants, ce que ces réformes ont justement essayé d'empêcher. Les autres solutions qu'offrent des pays comme l'Argentine, l'Uruguay et le Costa Rica sont tout à fait intéressantes, même si, apparemment, elles n'ont rien donné à cause de la crise dans laquelle d'autres facteurs ont plongé l'économie de ces pays et, avec elle, leurs systèmes de pensions…

4. BIT en ligne: Que pensez-vous des coûts de transition des réformes de pensions?

Fabio Bertranou:
C'est une question centrale pour toute réforme structurelle des pensions. Les études qui précèdent les réformes ont tendance à sous-estimer les implications budgétaires de ces types de réforme. Je dirais que, si au Chili la réforme des pensions a apparemment abouti, c'est non pas parce qu'elle a été bien conçue, mais parce que le processus de réforme a bien été géré et s'est accompagné d'une croissance économique, d'une stabilité politique et de capacités institutionnelles suffisantes.

5. BIT en ligne: Que changeriez-vous dans les systèmes de pensions privés du Chili ou d'autres pays d'Amérique latine si vous deviez changer quelque chose?

Fabio Bertranou:
Le principal reproche que je ferais au nouveau processus de pensions et de réforme est que les autorités se sont focalisées sur le deuxième pilier privé, au détriment du premier pilier public, qui, alors qu'il constitue la base de tout système de protection sociale pour les personnes âgées, qui a été négligé dans beaucoup de pays. C'est le cas au Chili, où seuls ont droit à une pension minimum ceux qui ont cotisé au moins vingt ans et qui ont épargné très peu sur leurs comptes individuels. Il existe aussi un système d'assistance sociale aux prestations extrêmement modestes. Bien qu'il soit le pays d'Amérique latine qui obtient les meilleurs résultats en ce qui concerne les cotisations des travailleurs au système de pensions, le Chili verse un grand nombre de prestations d'assistance sociale. En fait, les taux de couverture vieillesse déjà élevés dans ce pays ont encore augmenté du fait de la croissance continue des prestations d'assistance sociale, alors que la couverture par des systèmes contributifs privés et publics est restée constante, lorsqu'elle n'a pas diminué.

6. BIT en ligne: Que dites-vous des risques des plans de retraite privés?

Fabio Bertranou:
Les plans privés sont coûteux et leur coût devrait être compensé par des taux de rendement élevés. C'est ce qui s'est passé dans la plupart des pays d'Amérique latine ces dernières années, mais probablement plus pour longtemps. Toutefois, le principal risque ce sont les investissements élevés dans les obligations publiques. En effet, les gouvernements ayant dû financer la transition tout en faisant face à des problèmes de gestion de leur politique budgétaire, ils ont recherché des fonds pour financer le déficit budgétaire grâce aux fonds de pensions de la sécurité sociale.

Alors que la privatisation devrait protéger les systèmes contre toute ingérence des pouvoirs politiques et contre les effets des cycles économiques qui empêchent normalement le financement des systèmes publics, ces systèmes demeurent en fait exposés à de gros risques en raison du comportement du secteur public. L'un des principaux enseignements que l'on retiendra de l'expérience latino-américaine est qu'il est impossible de protéger un système de pensions privé contre les politiques gouvernementales, les bouleversements économiques et politiques et les chocs extérieurs.

7. BIT en ligne: A qui profite le plus le système chilien: la population ou les administrateurs des fonds privés?

Fabio Bertranou:
La gestion privée des fonds de pensions s'est avérée rentable dans la plupart des pays d'Amérique latine qui ont introduit le système des AFP (administrateurs de fonds). Au Chili, la population a elle aussi bénéficié des effets macroéconomiques de cette réforme, qui a permis de développer les marchés de capitaux et le secteur de l'assurance et qui a fourni les ressources indispensables pour financer l'expansion du marché du crédit nécessaire au financement des hypothèques des nouveaux propriétaires de maisons.

Toutefois, la répartition des bénéfices n'est pas sans poser de problèmes. Comme je l'ai déjà dit, ce sont les personnes les mieux intégrées et au parcours professionnel stable qui bénéficient le plus de ce nouvel ordre. Selon les estimations, seuls 50 pour cent des affiliés actuels auront suffisamment de cotisations pour financer une pension minimum ou pour y avoir droit. En outre, le taux de remplacement moyen du nouveau système est bien modeste: 45 à 48 pour cent seulement.

Les problèmes que rencontrent les autres pays d'Amérique latine sont encore plus sérieux: dans l'ensemble, les travailleurs ne sont couverts ni par les nouveaux systèmes ni par les anciens. En Argentine, par exemple, le taux de couverture dépasse à peine les 30 pour cent; au Pérou, il est d'environ 15 pour cent, et en Bolivie de 10 pour cent. En réalité, les réformes n'étaient pas prévues pour une couverture plus grande, ce qui ne peut qu'engendrer de nouveaux types d'inégalités et aggraver les inégalités existantes sur le marché du travail.

8. BIT en ligne: Comment peut-on améliorer les systèmes de pensions en Amérique latine, selon vous?

Fabio Bertranou:
Le cas du Chili montre qu'il faut "des systèmes mixtes", et pas des systèmes privés uniquement. L'Etat ne se contente pas de réglementer et de superviser la composante privée du système de pensions. Il finance également des pensions minima et des pensions d'assistance sociale. Les efforts devront porter principalement sur le taux de couverture. Les systèmes devraient adapter leurs composantes contributives de manière à intéresser davantage les travailleurs et les employeurs.

Les systèmes devraient être légitimés par un consensus social, y compris un dialogue tripartite sur ces questions entre le gouvernement, les travailleurs et les employeurs. L'Amérique latine est la région du monde où les inégalités de répartition des revenus sont les plus grandes. Il y a énormément de travailleurs qui n'ont aucune capacité contributive soit parce qu'ils n'ont pas de travail proprement dit, soit parce qu'ils sont très pauvres. Ce qu'il faut dans pareil cas, c'est un système non contributif qui vise notamment à réduire la pauvreté.

Autres améliorations à apporter: l'unification des systèmes fragmentés et la suppression des privilèges, l'élimination des inégalités entre les sexes dans un même système et le renforcement des capacités institutionnelles des systèmes en matière d'administration, de réglementation et de supervision.