Travail forcé

Questions-réponses sur «Le coût de la coercition»

Un nouveau rapport du BIT sur le travail forcé intitulé «Le coût de la coercition» indique que les victimes du travail forcé subissent des pertes de revenus d’environ 20 milliards de dollars par an. Ce point, entre autres, constitue un argument économique puissant en faveur d’une intensification de l’action mondiale contre le travail forcé. BIT en ligne s’est entretenu avec Roger Plant, chef du Programme d’action spécial pour combattre le travail forcé au BIT.

Article | 12 mai 2009

BIT en ligne: Quels sont les principaux enseignements de ce rapport?

Roger Plant: Nous établissons deux choses dans ce rapport. Premièrement, nous présentons les nouvelles problématiques du travail forcé contemporain, notamment celles qui résultent de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle ou du travail, en prenant particulièrement en compte les tendances de ces quatre dernières années. Deuxièmement, nous présentons un agenda pour une action coordonnée au niveau national et international, en mettant en exergue le rôle que peuvent jouer les ministères du Travail et les inspections du travail, en complément des autres interventions visant à faire respecter le droit du travail. Nous soulignons également le rôle des organisations d’employeurs et de travailleurs et d’autres groupes de la société civile attendu que le travail forcé sévit majoritairement dans l’économie privée aujourd’hui.

Depuis notre dernier rapport sur le travail forcé en 2005, nous avons enregistré de nombreux progrès. Beaucoup de pays ont adopté de nouvelles lois, en particulier contre le trafic d’être humains à des fins d’exploitation de la main-d’œuvre ou d’exploitation sexuelle. Nombre d’entre eux ont également adopté des plans d’action nationaux, voire instauré des mécanismes interministériels, pour coordonner la lutte contre la traite et parfois le travail forcé. Quelques-uns ont créé et formé des unités spéciales pour identifier les cas de travail forcé et en libérer les victimes. Cependant il existe des disparités et des défis auxquels nous devons prêter attention. Premièrement, malgré les lois, il reste encore beaucoup d’équivoques à travers le monde sur ce que sont les pratiques abusives constitutives des infractions pénales de travail forcé et de traite d’êtres humains. Il y a beaucoup de discussions approfondies sur les pratiques analogues à l’esclavage et l’exploitation de la main-d’œuvre, mais il faut y voir clair. Les gouvernements, aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays en développement, s’adressent de plus en plus au BIT pour obtenir ses conseils en la matière. En ce qui concerne la traite, certains pays estiment que la coercition délibérée est une caractéristique essentielle du délit de traite, d’autres mettent l’accent sur les conditions dégradantes ou «inhumaines» du travail, ou estiment que c’est un mélange à la fois de contrainte et de très mauvaises conditions. Deuxièmement, peut-être en raison de ces incertitudes, il n’existe pratiquement aucune estimation nationale du travail forcé. En 2005, le BIT a estimé le nombre mondial de victimes du travail forcé à 12,3 millions, à partir d’estimations régionales, insistant sur la nécessité de disposer dorénavant de solides estimations nationales. Nous avons depuis lors élaboré et partagé des indicateurs pour aider les Etats Membres à mener ces évaluations et avons entamé les premiers exercices pilotes. Un troisième sujet de préoccupation, encore une fois lié aux deux premiers, est que l’application de la législation contre le travail forcé et le trafic de main-d’œuvre est encore très limitée. Cela soulève une question importante: si le recours au droit pénal a été aussi peu usité jusqu’ici, que peut-on faire de plus et qui peut le faire? Le rapport indique que les tribunaux du travail et la justice du travail peuvent aussi chercher d’autres remèdes en complément de l’application du droit pénal.

Préserver les droits des travailleurs migrants, dont de plus en plus de jeunes femmes, qui risquent particulièrement d’être exposés au travail forcé et à la traite, est un défi considérable. Ils sont encore plus vulnérables quand ils sont en situation irrégulière, ce qui signifie qu’ils peuvent être dénoncés aux autorités et souvent expulsés s’ils n’acceptent pas des conditions indécentes et parfois de travailler sans rémunération. Mais il est même à craindre que les travailleurs migrants en situation régulière finissent piégés dans le travail forcé sous une forme moderne de servitude pour dette. Ils sont susceptibles de s’être lourdement endettés auprès des agents recruteurs. S’ils signent des contrats dans leur pays d’origine, ils peuvent recevoir des contrats différents dans le pays de destination, avec des salaires plus bas et des horaires plus lourds.

L’un des principaux enseignements est donc que, s’il existe des cas flagrants de travail forcé dans le monde, impliquant violence physique et contrainte, des formes plus subtiles de coercition sont monnaie courante et nécessitent qu’on y réponde en faisant preuve de créativité. C’est pourquoi nous proposons un agenda pour mener une action mondiale autour de quatre grands thèmes: collecter des données et entreprendre des études; sensibiliser au niveau mondial; améliorer l’application de la loi et de la justice du travail; et renforcer une alliance des travailleurs et des entreprises contre le travail forcé et la traite.

BIT en ligne: Combien de personnes sont victimes du travail forcé à l’heure actuelle?

Roger Plant: En l’absence de nouvelles données fiables au niveau régional, notre estimation s’appuie toujours sur le rapport global sur le travail forcé de 2005, quand le BIT estimait qu’au moins 12,3 millions de personnes dans le monde étaient victimes d’une forme quelconque de travail forcé ou de servitude. Parmi elles, 8,1 millions étaient exploités par des agents privés, en dehors de l’industrie du sexe. Le rapport 2009 considère comme prématuré de mettre à jour ces chiffres qui étaient basés sur des extrapolations à partir de cas avérés de travail forcé enregistrés pendant une décennie. Nous préparons maintenant le terrain pour des estimations du travail forcé par pays, plus fiables, qui sont indispensables mais quasi-inexistantes aujourd’hui. Ces exercices répondent à un besoin impérieux de faire la lumière sur les dimensions nationales du travail forcé moderne.

BIT en ligne: Pourquoi parlez-vous de «coût de la coercition»? Qu’est-ce qui est mesuré et comment?

Roger Plant: Nous sommes principalement préoccupés par le coût humain de la coercition, pour les victimes et leurs familles en termes de misère sans nom qu’ils endurent à cause du travail forcé, et pour la société au sens large. Dans un contexte de crise économique et financière mondiale, où il y a un vrai risque que les plus pauvres et les plus vulnérables supportent la plus grande part de ce coût, nous voulons attirer l’attention de l’opinion publique sur une crise moins médiatisée mais tout aussi grave qui touche le marché du travail. Dans une logique parallèle, essentiellement fondée sur la cupidité, différents employeurs et intermédiaires réussissent à faire des profits aux dépens des plus pauvres. Comme sur les marchés financiers, il existe de nombreuses zones grises où ils peuvent agir aux frontières de la loi et tirer profit des vides juridiques.

Nous avons fait une première tentative pour évaluer le coût financier pour les travailleurs, essentiellement pour susciter l’intérêt et encourager à prêter une attention plus rigoureuse et systématique à ces questions à l’avenir. Notre dernier rapport mondial estimait à 31,7 milliards de dollars le total des profits illicites produits en une année par les travailleurs forcés, dont 28 milliards extorqués aux victimes de l’exploitation sexuelle forcée à des fins commerciales. En d’autres termes, nous avons estimé que tous ceux qui étaient impliqués dans les circuits de la traite réalisaient quelque 4 milliards de dollars en dehors de l’industrie du sexe. Nos chiffres de 2005, bien qu’élevés, ont réellement sous-estimé les profits générés par la traite, voire par le travail forcé, dans des secteurs à risque de l’économie. Nous commençons donc à collecter des données relatives aux salaires moyens pratiqués dans les activités qui connaissent une forte incidence de travail forcé, dans tous les secteurs économiques, les collationnant avec nos données régionales sur le travail forcé. En se fondant sur ces données, le nouveau rapport global estime que le coût financier pour ces travailleurs en termes de salaires non versés, d’heures supplémentaires non rémunérées et d’autres déductions atteint environ 20 milliards de dollars. Ainsi, l’un des enseignements est que le coût d’opportunité du travail forcé par rapport à une relation de travail libre est cinq fois plus élevé que celui que nous avions calculé lors de notre précédente évaluation des profits liés à l’exploitation de main-d’œuvre. Les chiffres approximatifs que nous présentons constituent une raison indéniable de considérer le travail forcé comme une question économique, tout autant que morale ou liée aux droits de l’homme, et une raison pour les agences concernées par la réduction de la pauvreté de prêter davantage attention au travail forcé.

BIT en ligne: Quel est le lien entre travail forcé, tel qu’il est défini par le BIT, et l’exploitation de la main-d’œuvre?

Roger Plant: Ce sont des questions complexes auxquelles il est difficile de répondre brièvement. La définition du BIT du travail forcé implique la coercition avec les deux éléments fondamentaux que sont l’extorsion d’un travail ou d’un service sous la menace d’une peine quelconque et contre la volonté de la personne. Mais il existe de nombreuses manières de dénier la liberté de choix. De nombreuses personnes s’engagent dans le travail forcé à leur insu, au moyen de fraude et/ou de tromperie, pour découvrir ensuite qu’ils ne sont pas libres de quitter leur emploi. Les travaux de recherche et sur le terrain menés par le BIT, en particulier grâce à son Programme d’action spécial pour combattre le travail forcé, ainsi que d’autres organisations, soulignent combien il est difficile au cas par cas de distinguer entre la contrainte absolue et d’autres facteurs qui poussent les gens dans des situations de grave exploitation de leur travail. C’est pour cette raison précisément que nous développons des indicateurs opérationnels, couvrant des aspects tels que la tromperie, la coercition ou l’abus de vulnérabilité dans les différentes étapes du recrutement et du cycle d’emploi.

BIT en ligne: Que fait le BIT pour aider à repérer le travail forcé et la traite d’êtres humains?

Roger Plant: En coopération avec l’Union européenne, le BIT a par exemple développé une série d’indicateurs. Ils s’appuient sur les connaissances étendues d’experts et peuvent être utilisés pour repérer la traite à des fins d’exploitation sexuelle ou économique. Les indicateurs couvrent des questions telles que le recrutement sous la contrainte ou par tromperie, ainsi que la coercition et l’exploitation au travail. Ils sont divisés en catégories d’indicateurs «moyens» ou «forts» et varient de la tromperie sur la nature de l’emploi et de la rémunération à la confiscation des documents personnels, les menaces de dénonciation aux autorités ou de détention. Mais davantage d’études et de données sur le travail forcé sont nécessaires, ce qui est par nature difficile à détecter. Le rapport plaide pour une accélération des efforts pour réunir des statistiques et en apprendre davantage sur le travail forcé dans le cadre d’un plan d’action global contre le travail forcé.

BIT en ligne: Quel rôle jouent les systèmes de recrutement dans le travail forcé?

Roger Plant: Quand elles sont bien réglementées et qu’elles fonctionnent correctement, les agences de recrutement peuvent contribuer à faire fonctionner les marchés du travail sans heurt. Malheureusement, les preuves d’abus parmi les recruteurs abondent cependant – des entreprises formelles et informelles, ainsi que des individus – qui peuvent mener à la traite et/ou au travail forcé. Ces pratiques abusives de recrutement incluent par exemple la tromperie sur le type de travail ou de rémunération, l’absence de contrats de travail ou des contrats frauduleux, ou des niveaux très élevés d’honoraires de recrutement qui peuvent atteindre dix fois le montant maximum fixé par les lois et réglementations nationales.

BIT en ligne: A-t-on réalisé des progrès dans la lutte contre le travail forcé ces dernières années?

Roger Plant: Nous avons progressé sur de nombreux fronts, aux niveaux national et international, mais il nous faut maintenant redoubler d’efforts pour répondre aux nouveaux défis. Les législations nationales ont été renforcées un peu partout dans le monde, en particulier contre la traite d’êtres humains, mais elles sont encore insuffisamment appliquées. Les gouvernements, les entreprises et d’autres acteurs font preuve de créativité dans leurs efforts conjoints pour identifier les cas de travail forcé et libérer les victimes ou pour prévenir la présence de travail forcé dans les chaînes d’approvisionnement. D’importantes initiatives ont été prises pour entreprendre des poursuites judiciaires. En outre, des mesures visent à améliorer les pratiques de recrutement entre les pays d’origine et de destination des migrants.

BIT en ligne: Malgré cela, quels sont les défis qui restent à relever?

Roger Plant: Alors que les bonnes pratiques doivent être étayées et partagées, trois défis essentiels doivent encore être relevés. Premièrement, les gouvernements où qu’ils soient doivent sortir du déni et soutenir la recherche et les enquêtes pour documenter la pratique du travail forcé dans leur pays. Deuxièmement, les ministères du travail devraient remplir un rôle plus actif pour mener une action nationale intégrée contre le travail forcé. Troisièmement, l’allocation de ressources pour engager des poursuites afin de sanctionner devrait correspondre à des ressources similaires pour la prévention, et pour la protection et la réinsertion des victimes. La prévention doit être comprise au sens le plus large comme la compréhension et le traitement des aspects systémiques de la gouvernance du marché du travail et des migrations qui sont les causes profondes d’une grande partie du travail forcé.