Colloque

«Le travail, c’est tout un art»

«La lutte contre les inégalités passera par la promotion d’emplois décents», a déclaré le Directeur général de l’OIT Guy Ryder à l’ouverture d’un colloque au Sénat français sur l’avenir du travail, organisé à l’occasion du centenaire de l’OIT.

Déclaration | Paris | 17 avril 2019
Monsieur le Président du Sénat,
Mesdames et Messieurs les représentants du gouvernement et des partenaires sociaux français,
Madame la Présidente de l’association Lumières sur le Travail et chers collègues universitaires,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,

C’est un honneur et un plaisir d’ouvrir ce colloque à vos côtés, Monsieur le Président. Merci de nous accueillir au Sénat, à l’occasion de la célébration du centenaire de l’Organisation internationale du Travail. Mais permettez-moi tout d’abord d’exprimer ma sidération devant le drame qui a frappé le cœur de Paris lundi soir. Après le choc, c’est une profonde tristesse que suscite le spectacle de la cathédrale Notre-Dame incendiée, et je tiens à témoigner aux Parisiens et à tous nos amis français, en mon nom et au nom de l’OIT, toute notre solidarité et notre sympathie.

Revenons maintenant à notre propos. Ce colloque est l’occasion pour moi de partager quelques réflexions sur les enjeux de l’entrée de l’OIT dans son second siècle d’existence, à l’heure où le monde du travail connaît des bouleversements de toute nature, où le multilatéralisme doit relever bien des défis mais où le dialogue entre gouvernement, travailleurs, et employeurs n’a jamais été plus nécessaire, même si parfois un peu difficile.

Dans la mesure où on a peu de chance de savoir où on va si on oublie d’où on vient, permettez-moi de rappeler les circonstances de la création de notre Organisation. Le monde sortait du traumatisme de la première guerre mondiale, qui pour la première fois avait démontré à quel point le progrès des sciences et des techniques pouvait être mis au service d’une entreprise de destruction humaine. C’est l’idée même de progrès qui était atteinte.

A l’autre bout de l’Europe, en Russie, la révolution bolchevique avait eu lieu. On l’oublie parfois aujourd’hui, mais l’OIT et son mandat en faveur de la paix par la justice sociale dans le monde résultent directement de cette remise en cause radicale du monde ancien au sortir de la première guerre et de la révolution russe. Pour maintenir la paix entre les nations comme à l’intérieur, les fondateurs de l’OIT étaient convaincus de la nécessité de reconnaitre une place au monde du travail, d’entendre un certain nombre de revendications sociales et d’accepter le partage du pouvoir.

De cette prise de conscience découle le mandat de l’OIT consistant précisément à ouvrir une voie démocratique pour la justice sociale, fondée sur le dialogue tripartite entre gouvernements, employeurs et travailleurs et sur la coopération internationale. Cette coopération reposant elle-même sur l’adoption, la mise en œuvre et le contrôle de normes internationales de travail, principal instrument d’une amélioration continue des conditions de travail et d’un encadrement de la mondialisation des échanges et de l’économie.

Comment caractériser aujourd’hui l’héritage de ce mandat centenaire?

En premier lieu, ce mandat porte une certaine vision des droits humains et de l’homme au travail. La Constitution de l’OIT entend promouvoir «un régime de travail réellement humain», aspiration à laquelle répondra en écho la Déclaration de Philadelphie en 1944:

Le travail n’est pas une marchandise.»

En second lieu, le mandat de l’OIT n’a cessé de faire de la justice sociale un objet de coopération internationale, en considérant que cette coopération est une condition nécessaire pour atteindre l’objectif de justice sociale, comme le proclamait déjà notre constitution en 1919 et je cite: «Attendu que la non réalisation par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs…» Cette formule prémonitoire posait finalement les principes d’une régulation sociale de la mondialisation.

Comment ne pas être frappé par l’actualité de ce mandat dans le monde qui nous entoure aujourd’hui?

Les inégalités sociales et la misère restent des facteurs majeurs d’instabilité géopolitique. Les exemples abondent, que l’on songe aux conséquences du chômage massif des jeunes au sud de la Méditerranée ou de la pression migratoire en Afrique. La situation de nombre de pays nous rappelle combien la paix ne peut être gagnée sans emplois décents pour la population entière. C’est le sens de l’engagement de l’OIT dans les pays dits «fragiles».

S’agissant des inégalités, l’OIT est loin d’être la seule organisation internationale à souligner qu’elles ont aujourd’hui atteint un seuil qui menace la prospérité de tous et la paix mondiale. Cette situation appelle la mise en place de politiques de justice, faisant en sorte que le travail paye et paye surtout suffisamment pour procurer un revenu décent, grâce à un juste partage de la valeur ajoutée et à une fiscalité équitable.

L’OIT peut ainsi contribuer à une mondialisation plus humaine et aider à répondre aux maux de l’économie mondiale, sur la base notamment des conventions sur les libertés syndicales, la négociation collective ou le salaire minimum.

Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs,

La longévité de l’OIT est assez exceptionnelle, voire unique, dans le monde des organisations internationales. Cette longévité aujourd’hui nous oblige. Il nous faut travailler pour rendre ce mandat en faveur du travail décent et de la justice sociale plus effectif. L’OIT ne doit pas se reposer sur des lauriers fussent-ils centenaires. Elle se doit d’être cette Organisation tournée vers l’avenir, saisissant les transformations en cours du monde du travail, sachant renouveler ses approches et identifier de nouvelles façons d’avancer concrètement avec nos mandants et les acteurs du travail.

Le 22 janvier dernier, la Commission mondiale sur l’avenir du travail, co-présidée par le Président sud-africain Cyril Ramaphosa et le Premier Ministre suédois Stefan Löfven, à laquelle participait entre autres membres éminents le Professeur Alain Supiot, a présenté un rapport assorti de dix recommandations pour promouvoir un agenda «centré sur l’humain» dans la perspective du centenaire de l’OIT. Ces recommandations nourriront les travaux de la prochaine Conférence internationale du Travail en juin, en vue de l’adoption d’une Déclaration du centenaire.

Nous en reparlerons au cours du colloque, mais permettez-moi de souligner qu’il ne s’agit pas d’un nouveau rapport indiquant ce que sera le travail demain ou après-demain. Il s’agit d’un appel à l’action à l’adresse des acteurs du monde du travail dont les choix aujourd’hui façonneront notre futur. L’histoire nous enseigne que l’avenir du travail n’est jamais déterminé à l’avance, comme le résultat mécanique d’innovations technologiques, il est au contraire ce que collectivement nous déciderons d’en faire.

Ces dix recommandations visent d’abord à renforcer les capacités qui seront nécessaires aux femmes et aux hommes au travail pour relever les multiples défis qui affecteront notre façon aussi bien de produire, de consommer que de travailler: le défi numérique, bien sûr, mais aussi le défi démographique, sans oublier le défi climatique ou encore celui de gérer de manière cohérente la mondialisation.

Parmi ces capacités la question de la formation tout au long de la vie est clef, de même que l’accès à la protection sociale et à une réelle égalité professionnelle entre femmes et hommes.

Pour être effectives, ces capacités devront bénéficier de garanties collectives et négociées entre des acteurs sociaux forts et représentatifs. Elles doivent s’inscrire dans un état de droit et un environnement institutionnel solide.

Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs,

La Commission a notamment proposé une nouvelle Garantie universelle des droits des travailleurs pour s’assurer que tous les travailleurs, indépendamment de leur statut ou de leur lieu de travail, bénéficient de certaines garanties fondamentales à savoir, un «salaire assurant des conditions d’existence convenable» (tel que défini dans la Constitution de l’OIT de 1919), une limite maximale de la durée du temps de travail et la protection de la santé et de la sécurité au travail en tant que nouveau droit fondamental au travail.

Ces dix recommandations entendent également et résolument lutter contre les inégalités qui n’ont cessé de se creuser et qui dessinent aujourd’hui un monde du travail plus polarisé que jamais en fonction du niveau d’éducation, du lieu de travail, de la position dans les chaines de valeur mondiales…

La lutte contre les inégalités passera par la promotion d’emplois décents. Le rapport recommande dans cette perspective d’investir dans la qualité de l’emploi dans un certain nombre de secteurs clefs, notamment celui des soins à la personne et de l’économie verte.

Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs,

À bien des égards, les temps que nous vivons ne sont pas moins difficiles que ceux vécus par nos fondateurs en 1919, ou encore par les acteurs de notre renaissance en 1944, alors qu’il était tout simplement question de sauver l’institution du naufrage de la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui, l’OIT doit tirer toutes les conséquences des défis à relever et des transformations en cours sur l’organisation de notre travail et nos priorités. En même temps, nous ne devons pas non plus négliger ce qui reste à accomplir au titre des engagements souscrits en 1919 et 1944, en faveur d’un monde du travail plus juste et d’un travail décent.

Je pense en particulier à une disposition de la Déclaration de Philadelphie qui engage l’OIT «à examiner et considérer à la lumière de l’objectif fondamental de justice sociale, dans le domaine international, tous les programmes d'action et mesures d'ordre économique et financier».

La Commission mondiale nous invite à aller de l’avant dans cette direction, dans le but de renforcer la cohérence du système multilatéral, surtout entre l’OIT, les institutions de Bretton Woods (banque mondiale et FMI) et l’OMC. Ce débat n’est pas nouveau. L’ONU a déjà entamé un processus de réforme majeur et la présidence française du G7 l’a inscrit au cœur de son agenda, je me réjouis de ce leadership.

A moins de huit semaines de la Conférence internationale du Travail, nous entrons maintenant dans une phase très politique. La balle est dans le camp de nos mandants tripartites. Pour ma part, j’aborde ce débat avec pragmatisme en ayant le souci de progresser concrètement vers une meilleure coordination des efforts au plan international.

Permettez-moi ici de souligner un enjeu clef de ce centenaire, celui de l’engagement de nos mandants tripartites, de leur appropriation des principes, valeurs et normes de l’Organisation et de leur volonté de relever les défis de l’avenir du travail. Nous avons besoin de l’engagement des pouvoirs publics, des gouvernements bien sûr, mais aussi des Parlements, Monsieur le Président du Sénat. Je vous remercie encore pour votre engagement dans la célébration du centenaire à travers l’installation sur les grilles du Jardin du Luxembourg de cette superbe exposition «EtreS au travail», qui souligne l’importance du travail dans nos vies et dans la société.

Nous avons besoin de l’engagement des partenaires sociaux, dont l’OIT soutient sans relâche le dialogue. Nous avons besoin de l’engagement des entreprises et des acteurs économiques, et j’ai été très sensible au soutien apporté par de grandes entreprises françaises à l’organisation de l’exposition, et à l’expression de leur adhésion aux principes et aux valeurs que nous portons.

Enfin, nous avons besoin d’être mieux connus et mieux identifiés de tous. A cet égard, le dialogue entre le monde du travail et le monde de la culture et des arts, dans lequel s’inscrit ce colloque, a un rôle important à jouer. C’est l’un des principaux messages que je retiens de l’exposition que nous allons inaugurer ce soir. Je remercie vivement l’association Lumières sur le travail à l’Université de Paris Nanterre et les étudiants du Master Ergonomie et Psychologie du Travail, dirigé par Sophie Prunier-Poulmaire, pour cette exposition et la tenue de ce colloque.

Permettez-moi de conclure en soulignant à quel point nous avons besoin de la France. Des français ont marqué de façon extraordinaire la vie de notre Organisation tout au long de son histoire. Au début ce fut Georges Clemenceau et le premier Directeur général, Albert Thomas, sans qui l’OIT n’aurait peut-être pas vu le jour. Ensuite, ce fut Léon Jouhaux qui a siégé au Conseil d'administration pendant près de 35 ans (1919-1954) et qui reçut le prix Nobel de la Paix en 1951. Francis Blanchard, Directeur général de 1973 à 1989, que j’ai personnellement connu. Et d’autres français éminents ont présidé notre Conseil d’administration, Yvon Chotard, Philippe Seguin, Gilles de Robien, ont été des leaders remarquables des employeurs, Jean-Jacques Oechslin ou des travailleurs, Marc Blondel.

Quelle histoire partagée et donc que de responsabilités communes à l’avenir….

Je vous remercie de votre attention.