Annie Thebaud Mony

Amiante: une contamination sans frontier, sans fin, en toute impunite

Annie Thebaud Mony - Directrice de recherche honoraire Inserm, IRIS, EHESS, France

Statement | 01 April 2019
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Les faits sont connus depuis la fin du XIXe siècle : quelle que soit la variété (amphiboles ou chrysotile), l'amiante rend malade et tue. Mais en différé ! Hormis les signes de la fibrose pulmonaire appelée « asbestose » qui peuvent apparaître de façon relativement précoce en cas de forte exposition à cette fibre minérale, les symptômes cliniques des cancers liés à l'amiante apparaissent longtemps, voire très longtemps après le temps de la contamination (plusieurs décennies).

Alors que tout est connu des industriels dès les années 1930, il faut attendre les travaux d'Irving Selikoff et son équipe (Mount Sinaï School of Medicine, New York city University) au début des années 1960 pour que l’ampleur de l’épidémie de maladies liées à l’amiante devienne publiquement une certitude. Les conditions de travail dans les usines d'amiante de ce début des années 1970 sont catastrophiques, comme en témoigne Josette Roudaire, ancienne ouvrière de l'usine de textile-amiante, AMISOL (Clermont Ferrand, France) (1).

C’est aussi l’époque où s’ouvre au Brésil la plus grande mine d’amiante d’Amérique Latine, un pays qui n'utilisait pas l'amiante jusqu'à la mise en exploitation à la fin des années 1960 de cette mine de Canabrava (Etat de Goias). Celle-ci va faire du Brésil, au cours des décennies suivantes, le 3e producteur mondial, au profit de deux firmes multinationales européennes : Eternit (Suisse) et Saint Gobain (France).

Au plan mondial, des 182 millions de tonnes d’amiante produites entre 1900 et 2004, 80% l’ont été après 1960, c’est-à-dire alors que ses effets sanitaires graves et mortels étaient connus (2). Actuellement, grâce à un front citoyen, syndical et associatif, présent sur tous les continents, 55 pays ont interdit l’amiante. Mais la production et la consommation continuent, à hauteur de 2,03 millions de tonnes par an, selon les chiffres les plus récents. En janvier 2019, Eternit-Brésil, qui exploite toujours la mine de Canabrava, a annoncé l’arrêt de la production pour le marché intérieur brésilien mais la poursuite de l’exportation, vers les pays asiatiques notamment (3).

L'ampleur de l'épidémie de maladies liées à l’amiante est connue, bien que très sous-estimée compte tenu de l’absence de possibilités diagnostiques et du manque de fiabilité des sources statistiques dans de nombreux pays. La dernière estimation (en mortalité) fait état de 255.000 décès dus à l’amiante par an à l'échelle planétaire, dont 233.000 liés à l’exposition professionnelle (4) . Les cas incidents ne sont pas recensés et les victimes rarement indemnisées.

S’agissant de l’amiante, trois défis majeurs de santé publique et de justice sont à l’agenda tant national qu'international. Le premier de tous est le fait qu’il faut arrêter l’épidémie en empêchant la production de nouvelles victimes. Il s’agit donc de parvenir à une interdiction mondiale définitive de l’amiante. C’est ce qu’a recommandé fortement l’OIT en 2006 lors de son assemblée générale (5). Le principal levier international est celui de la convention de Rotterdam, avec la perspective, si elle se réalise en 2019, de l’inscription de l’amiante chrysotile sur la liste PIC (6) . Cependant, compte tenu des quantités énormes d’amiante dispersées dans les édifices publics et privés, les systèmes d’adduction d’eau et de très nombreuses installations industrielles et commerciales, l’interdiction de l’amiante ne règlera pas tout. Des mesures doivent être prises pour que la gestion de l’amiante en place et celle des déchets soit faite dans des conditions telles que la protection des travailleurs et des riverains soit assurée, empêchant toute nouvelle contamination par la poussière issue de chantiers de désamiantage ou de stockage défectueux des déchets.

Le second défi est celui de la justice pour les travailleurs atteints et leurs proches. Dans leur « projet pour l’élaboration de programmes nationaux pour l’élimination des maladies liées à l’amiante » (7) , l’OIT et l’OMS préconisent la création « d'un registre central de tous les travailleurs exposés à l’amiante, y compris dans le passé». Toujours selon l’OIT et l’OMS « une surveillance médicale devrait être organisée pour détecter précocement tous les symptômes et pathologies résultant de l’exposition à l’amiante ». Si une telle démarche avait été engagée depuis trente ans, le recensement effectif et officiel des victimes aurait aussi permis à celles-ci l’accès aux droits à la reconnaissance et à l’indemnisation en maladie professionnelle, complétée par diverses autres formes d’indemnisation (Faute Inexcusable de l’Employeur, Fonds d’Indemnisation des Victimes de l’Amiante). Le suivi médical devrait être étendu aux cas d’exposition familiale et environnementale, les victimes concernées devant bénéficier des mêmes droits en matière d'indeminsation.

Enfin, le dernier défi, et non le moindre, est celui d’une reconnaissance de la responsabilité pénale des industriels dans cette catastrophe sanitaire planétaire. Le 3 mars 2004, le Conseil d'État (Haute cour de justice administrative française) a reconnu la responsabilité de l'État du fait de sa « carence fautive » à prendre les mesures de prévention des risques liés à l'exposition des travailleurs aux poussières d'amiante. En revanche, malgré les preuves accumulées de stratégies actives et délibérées de dissimulation des effets sanitaires de l’amiante, développées pendant des décennies par les dirigeants des firmes multinationales productrices et transformatrices (8) , ces derniers ont à ce jour échappé à toute condamnation pénale.

Cent ans après la création du Bureau International du Travail dont le but est d’agir pour la protection des droits des travailleurs, la communauté internationale peut-elle indéfiniment laisser perdurer l’impunité des acteurs économiques responsables de catastrophes sanitaires telles que celle due à l'amiante, dont les travailleurs sont les principales victimes mais aussi les plus invisibles ?

1. Josette Roudaire, Mémoires de luttes : quelques constats et réflexions [Memories of struggles: some observations and reflections], intervention at the Women, Work & Cancer Conference, European Trade Union Institute (ETUI), Brussels, 4 December 2018

2. Jock McCulloch & Geoffrey Tweedale, Defending the Indefensible. The Global Asbestos Industry and its Fight for Survival, Oxford University Press, New York, 2008

3. http://www.ibasecretariat.org/press-release-jan-15-2019.pdf

4. Sugio Furuya et al., Global Asbestos Disaster, Int J Environ Res Public Health, May 2018, 15(5): 1000. Published online 16 May 2018. DOI: 10.3390/ijerph15051000

5. /public/english/standards/relm/ilc/ilc95/pdf/pr-20.pdf

6. http://www.pic.int/TheConvention/Overview/TextoftheConvention/tabid/1048/language/en-US/Default.aspx

7. https://www.who.int/occupational_health/publications/elim_asbestos_doc_en.pdf?ua=1

8. McCulloch & Tweedale, op. cit. ; David Michael, Doubt is their product. How Industry’s Assault on Science Treatens Your Health, Oxford University Press, New York, 2008 ; Annie Thébaud-Mony, La Science Asservie. Santé Publique : Les Collusions Mortifères entre Industriels et Chercheurs, La Découverte, Paris, 2014