Avenir du Travail

Les syndicats en transition : entretien avec Maria Helena André

La pandémie de COVID-19 a gravement affecté les travailleurs et leurs organisations à travers le monde. Maria Helena ANDRE, directrice du Bureau des activités pour les travailleurs (ACTRAV) de l'OIT, explique les différents scénarios qui peuvent affecter l'avenir des syndicats. Elle souligne également les attentes de l'OIT vis-à-vis du rôle important des organisations de travailleurs pour atténuer l'impact de COVID-19 et renforcer le mouvement syndical.

Actualité | 22 mars 2021
Maria Helena ANDRE, Directrice du Bureau des activités pour les travailleurs (ACTRAV) de l’OIT

ACTRAV INFO: Le COVID-19 continue de se propager à travers le monde. Ce sont donc des temps difficiles pour les travailleurs et leurs organisations ?

En effet, le monde doit faire face au problème le plus grave auquel notre génération a été confrontée. Nous ne disposons d’aucune feuille de route pour gérer cette pandémie. Sans surprise, le monde du travail est profondément touché par la pandémie mondiale de COVID-19. Nous avons pu observer des changements profonds dans les méthodes d’organisation du travail dans différents secteurs, la fermeture totale de nombreuses activités, la montée du chômage ainsi que l’apparition de nombreuses mesures de soutien prises par les gouvernements afin de maintenir certains niveaux d’activités économiques et afin de préserver les moyens de subsistance des travailleurs et de leurs familles. Nous avons également pu constater des manquements en matière de respect des droits des travailleurs ce qui, en conséquence, a eu un impact sur les capacités pour les organisations syndicales à continuer d’offrir des services à leurs adhérents.

Inutile de dire que les conséquences sur les travailleurs ont été et continuent d’être énormes. Je vous invite à consulter l’Observatoire de l’OIT qui contient notamment une estimation des pertes d’emplois dans différents secteurs et régions. Nous savons désormais que tous les travailleurs, dans le monde entier, sont touchés par la crise du COVID-19. Cependant, selon l’endroit où l’on se trouve, selon le secteur dans lequel on travaille et selon le type de contrats que l’on possède, il est possible que l’on doive faire face à des difficultés différentes liées à la crise. Cette crise a également mis en évidence les inégalités et les vulnérabilités déjà existantes et les a aggravées. Pensez aux conditions de travail des travailleurs de première ligne ou de ceux évoluant au sein de l’économie informelle, qui se retrouvent sans aucune protection au travail et sans couverture sociale.

La pandémie touche non seulement les travailleurs mais aussi leurs organisations. Dans le monde entier, les syndicats ont accompli et continuent d’accomplir un travail important tout au long de la pandémie pour soutenir leurs adhérents et la population dans son ensemble. Au début de l’année, ACTRAV a lancé la note de synthèse intitulée Analyse des tendances mondiales quant au rôle des organisations syndicales au temps du COVID-19 qui détaille le rôle joué dans différents domaines par les organisations syndicales à travers le monde tout au long de la pandémie. Cette étude montre que, dans le cadre du dialogue social, les organisations syndicales ont été engagées de manière active dans la définition des politiques afin de peser sur les décisions, comme à propos des mécanismes de préservation de l’emploi, des subventions salariales ou de l’extension de la protection sociale des travailleurs les plus vulnérables. Les syndicats ont également été en première ligne pour négocier avec les employeurs afin de limiter les effets négatifs de la crise, des mesures concernant la sécurité et la santé au travail jusqu’au télétravail. De plus, pendant la pandémie, les syndicats ont développé des méthodes innovantes afin de continuer à représenter les travailleurs et à demeurer à leur service, par exemple en utilisant les réseaux sociaux ou par l’organisation de campagnes et de mouvements de grèves pour les travailleurs de première ligne, ou encore en assurant un service en ligne de conseils et d’aide juridique.

Cependant, cette crise touche également sérieusement le cœur même du fonctionnement des syndicats, ce qui les met face à des questions importantes: comment le COVID-19 affecte-t-il la capacité des syndicats à peser sur les décisions politiques et comment être partie prenante d’un dialogue social inclusif et efficace ? Quelle est la capacité des syndicats à être la voix de l’ENSEMBLE des travailleurs ? Ou encore, jusqu’à quel point, en période de crise, la population s’appuie sur les syndicats pour améliorer la protection sociale et la protection au travail ?

ACTRAV INFO: Cela nous amène à la question suivante qui relève de la pandémie de COVID-19 mais qui va au-delà. Comment les syndicats sont-ils touchés par les changements toujours plus rapides qui sont en cours au sein du monde et comment y répondent-ils ?

En effet, je suis sûre de ne pas être démentie si je vous dis que le monde traverse toute une série de transitions ! Transition entre jeunes et personnes plus âgées. Transition de l’économie informelle à l’économie formelle. Transition d’un monde analogique à un monde numérique. Transition environnementale. Transitions d’une situation normale de travail au confinement et au télétravail.

Une fois que l’on a dit cela, se pose une question plus importante : est-ce-que ces transitions nous font évoluer vers une normalité nouvelle, incertaine et imprévisible ? Autre question également : comment ces transitions touchent-elles le monde du travail et, donc, l’avenir des syndicats ?

En fait, se poser ces questions permet aux dirigeants syndicaux de réfléchir à ce que toutes ces transitions signifient pour leurs organisations. Il est important de bien comprendre ce qu’implique ces transitions pour les adhérents, pour l’ensemble d’entre eux, dans leur diversité. Les syndicats ont besoin de connaître la signification de ces transitions au niveau de leurs opérations structurelles. Ils pourraient également vouloir s’interroger sur eux-mêmes et sur ce qui devrait évoluer pour que la transition soit appropriée, significative, bien conçue et conforme au mandat, aux valeurs, aux principes et à l’action des organisations syndicales afin d’améliorer la vie des travailleurs à travers le monde.

ACTRAV traite de ces questions dans le cadre de la démarche intitulée Les syndicats en transition. Je vous invite à consulter notre site internet, où vous trouverez toute une série de documents. Ainsi, le rapport Trade Unions in the Balance (les syndicats dans la balance) dresse un état des lieux des organisations syndicales dans le monde en passant en revue l’évolution de leurs adhérents, les principales difficultés auxquelles les syndicats sont confrontés et les divers moyens d’aller de l’avant. La publication du Journal international de recherche syndicale  L’avenir du travail : les syndicats en mutation évoque, quant à elle, les changements fondamentaux qui se produisent au sein du monde du travail et les transformations essentielles que ces bouleversements pourraient entraîner au sein des syndicats.

ACTRAV INFO: Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce qu’impliquent les travaux entrepris par ACTRAV au sujet des syndicats en transition ?

Bien volontiers. La Déclaration du centenaire de l’OIT pour l’avenir du travail, qui a été adoptée lors de la Conférence internationale du Travail de 2019, identifie quatre facteurs principaux qui impactent le monde du travail. Il s’agit de la mondialisation ainsi que les changements en matière de démographie, d’environnement et de technologie. Inutile de dire que ces facteurs touchent à la fois le marché du travail actuel mais aussi celui de demain. Et, en conséquence, ils concernent aussi l’avenir des syndicats à travers le monde : à propos de leur capacité à organiser les travailleurs et à leur fournir des services et à celle de parler d’une seule voix dans le cadre d’un dialogue social qui soit à la fois inclusif et efficace.

C’est la raison pour laquelle ACTRAV a créé un programme de travail à propos des syndicats en transition autour de quatre axes principaux :

a) D’abord, la représentation syndicale et les services, c’est-à-dire la capacité des syndicats à faire face aux inquiétudes concernant le déclin du nombre d’adhérents et encourager les façons innovantes et prometteuses de s’organiser, de représenter et d’être au service des adhérents;

b) Deuxièmement, la concertation des syndicats, c’est-à-dire aborder la question de la grande diversité et même des divisions fréquentes entre les organisations syndicales, afin d’être en mesure d’agir et de parler d’une seule voix sur des sujets fondamentaux pour les travailleurs;

c) La gouvernance interne des syndicats, y compris le déficit démocratique, la participation des femmes au niveau des postes de direction, la représentation des jeunes travailleurs et les stratégies de communication ; et enfin :

d) Le dialogue social inclusif et efficace sur les questions actuelles et sur celles de demain. Par exemple, Le programme de développement durable à l’horizon 2030 constitue une tribune importante permettant aux syndicats de mener un dialogue social sur des questions plus larges de développement socio-économique et de développement durable qui touchent les travailleurs dans leur ensemble.

Lors de plusieurs webinaires organisés ces derniers mois en Asie, en Amérique latine, en Afrique ou en Europe, et en abordant ces sujets avec des dirigeants syndicaux aux niveaux national, régional et mondial, nous avons noté un grand intérêt pour des discussions sur ces questions fondamentales et une volonté d’agir.

ACTRAV INFO: Par rapport à vos années d’expérience de travail auprès des syndicats du monde entier, à quoi peut-on s’attendre pour les syndicats et que peut-on attendre d’eux ?

Dans le cadre du travail en cours et en se basant sur l’analyse du Professeur Visser, nous étudions quatre scénarios différents pour les syndicats que je vais maintenant détailler:
  • D’abord, une marginalisation des syndicats, caractérisée par la baisse du taux de syndicalisation et par le vieillissement des organisations syndicales;
  • Deuxièmement, une dualisation, les syndicats se défendant là où ils sont traditionnellement les plus forts, c’est-à-dire là où les travailleurs ont des contrats stables, dans de grandes sociétés, dans le secteur public, etc.;
  • Troisièmement, un remplacement, les syndicats étant en concurrence avec des organisations non-gouvernementales (ONG), des employeurs, par exemple via la participation directe des employés au sein de l’entreprise ou encore d’autres intermédiaires, comme les avocats qui traitent des conflits sociaux.
  • Enfin, une revitalisation, des tactiques innovantes et des coalitions renforçant les syndicats en tant qu’acteurs forts, pertinents, démocratiques et représentatifs pour organiser et être au service de la « nouvelle main d’œuvre instable » aussi bien dans les pays du Nord que dans les pays du Sud.
Bien entendu, l’option que nous préférons est celle de la revitalisation et, tout en reconnaissant la difficulté de la tâche, les syndicats sont passés à l’action et il existe de nombreux exemples de syndicats organisant des travailleurs issus de groupes traditionnellement sous-représentés et leur offrant des services.

Ainsi, en Jordanie, les syndicats sont impliqués dans la démarche visant à faciliter l’accès des réfugiés syriens au marché du travail formel. En Ouzbékistan, les syndicats organisent les travailleurs saisonniers, par exemple en acceptant de manière temporaire qu’ils appartiennent à deux syndicats différents. Au Danemark, les syndicats ont signé une convention collective avec une plateforme de travail numérique sur des questions comme la transition entre le statut de salarié et celui de travailleur indépendant, en matière de couverture d’assurance et de résolution des conflits. De son côté, le mouvement des syndicats australiens organise les jeunes travailleurs et leur apporte son soutien, par exemple dans des centres destinés aux jeunes travailleurs qui regroupent l’ensemble des services. De plus, les syndicats sont de plus en plus impliqués dans les nouveaux débats en matière de politique sur des thèmes comme la transition équitable, les droits des personnes LGBTI, la protection des données, le droit à la déconnexion, l’imposition équitable, la violence et le harcèlement sur le lieu de travail ou encore les écarts salariaux basés sur le genre. Les syndicats étudient des stratégies et des alliances innovantes en utilisant les réseaux sociaux, en mobilisant autour de campagnes internationales. Plusieurs syndicats à travers le monde ont organisé des grèves numériques ou des piquets de grève chez les chauffeurs travaillant dans l’économie collaborative ou en ciblant les jeunes travailleurs en les organisant de manière virtuelle et à travers les réseaux sociaux, y compris par l’intermédiaire de podcasts ou d’applications comme TikTok.

Ainsi, alors que les difficultés s’accentuent pour que le mouvement syndical puisse demeurer une voix fondamentale en matière de justice sociale, nous constatons cependant des signes encourageants montrant que les organisations syndicales du monde entier s’adaptent aux changements s’opérant au sein du monde du travail. Reste à savoir si cela aura lieu de manière aussi efficace et aussi rapide que nécessaire. Ce qui est clair, cependant, c’est que s’il doit y avoir une reprise économique inclusive qui ne laisse personne de côté, les syndicats doivent faire face à ces difficultés sur le marché du travail et jouer un rôle central afin de reconstruire en mieux et en faisant progresser l’agenda en matière de travail et en matière sociale, en particulier actuellement, au temps du COVID-19.

ACTRAV INFO: Cela nous amène à la dernière question. Quelle va être la suite ?

Le contexte actuel oblige les organisations syndicales à faire le point sur les risques et les opportunités créés par les multiples changements au sein du monde du travail, qui incluent l’actuelle pandémie de COVID-19, et à prendre n compte plusieurs scénarios pour aboutir à des changements progressifs.

A cet effet, ACTRAV étudie comment le COVID-19 affecte les syndicats au cœur même de leur activité, c’est-à-dire sur leur capacité à organiser, à représenter et à être au service de tous les travailleurs.

En partenariat avec le Centre international de formation, un programme virtuel de formation est en cours de développement afin de soutenir les dirigeants syndicaux aux niveaux sous-régional, régional et inter-régional, autour des axes suivants:
  • Evaluation des principales difficultés spécifiques en matière de transition et de durabilité auxquelles les syndicats doivent faire face;
  • Analyse en profondeur des quatre scénarios déjà mentionnés;
  • Discussion autour des bonnes pratiques pour aller vers une revitalisation des syndicats en se basant sur les expériences vécues par des dirigeants syndicaux;
  • Leçons tirées à partir des réponses des syndicats en temps de COVID-19, en se basant particulièrement sur les bonnes pratiques, lorsque des syndicats font preuve de résilience et sont au premier rang afin de dessiner des réponses politiques au COVID-19 par l’intermédiaire de négociations collectives et de dialogue social efficaces et inclusifs;
  • Enfin, savoir anticiper ou songer à des scénarios afin d’aider les syndicats à faire face aux incertitudes, à anticiper les évolutions, à explorer les scénarios futurs et à mettre en place un processus de transformation.
Pour conclure, disons que ce n’est pas la première crise que nous traversons et ce n’est pas la dernière. Les syndicats ont su faire preuve de résilience au fil des années et je crois que les syndicats ont la capacité de continuer à s’adapter aux changements en cours au sein du monde du travail et dans la société en général. Ils doivent continuer à jouer un rôle central pour reconstruire en mieux et faire avancer le développement humain inclusif et une citoyenneté active, ainsi que participer au renforcement de la démocratie et à la promotion de la justice sociale.