Mouvement Syndical

Les syndicats en transition: Entretien avec M. Luc Cortebeeck, membre du groupe des travailleurs du Conseil d’administration du BIT

Luc Cortebeeck est membre du groupe des travailleurs du Conseil d’administration de l’Organisation internationale du Travail (OIT). Il a été président du Conseil d’administration, président du groupe des travailleurs et vice-président du Conseil d’administration. Il est président honoraire de la Confédération des syndicats chrétiens de la Belgique (ACV-CSC).

Actualité | 9 mars 2021

ACTRAV INFO: Dans un contexte de déclin international du nombre d’adhérents aux syndicats, quel est le défi pour ces derniers de s’assurer qu’ils restent pertinents et représentatifs dans le monde du travail d’aujourd’hui et de demain?

Il ne faut surtout pas idéaliser ou romancer le passé: le syndicalisme a toujours été très difficile. Il s’agit de naviguer en amont. C’était le cas avant et ce n’est pas différent aujourd’hui. Dans les pays industrialisés du XIXe siècle, les mouvements de travailleurs ont été combattus et même écrasés. Nous avons eu besoin de la création de l’Organisation internationale du Travail (OIT) il y a cent un ans pour ouvrir les discussions dans nos pays et pour enfin obtenir la liberté d’association et la liberté syndicale.

Après la seconde guerre mondiale, dans un contexte où on avait besoin des travailleurs pour la reconstruction, la Déclaration de Philadelphie de l’OIT a été adoptée. En compensation de leur apport et de leur productivité, les travailleurs ont vu leurs salaires augmenter grâce à la négociation collective. La sécurité sociale était quant à elle élaborée par les partenaires sociaux et les gouvernements. Les employeurs et les gouvernements avaient donc besoin de travailleurs organisés et de syndicats.

Depuis la chute du mur de Berlin, la mondialisation est devenue une véritable idéologie pour les puissances économiques, pour un nombre important d’hommes politiques du monde entier qui s’opposent activement à toute forme de régulation sociale ou climatique et pour les syndicats.

La crise financière de 2008-2010, et des années qui ont suivi, a été gérée par des gouvernements dont les politiques et les mesures d’austérité se sont distanciées du dialogue social – d’abord des syndicats, puis de la société civile.

Mais d’autres éléments jouent un rôle, comme la nature même du travail qui, depuis le XIXe siècle, était organisé dans des ateliers, des fabriques ou encore des bureaux. Les travailleurs étaient ensemble, ce qui stimulait la solidarité, facilitait le contact, la discussion, le recrutement de membres. Cet aspect collectif du travail a donné des ailes aux syndicats.

Le travail est à présent généralement de plus en plus individualisé, et surtout dans ses formes atypiques et informelles: le travail de plateforme (par exemple Deliveroo, Uber Eats); le travail déguisé (des personnes qui travaillent pour un seul employeur sans être considérées comme des salariés mais des soi-disant indépendants); les horaires de travail glissant, ce qui peut être positif, mais qui diminue les contacts entre travailleurs; le télétravail, très important dans cette période de COVID-19 et qui a fait son entrée définitive, n’est pas mauvais en soi, mais il réduit les contacts directs; les contrats temporaires ou de durée déterminée, ou encore le travail à temps partiel constituent d’autres exemples.

Il existe une autre évolution considérable, l’individualisation. Des travailleurs plus qualifiés ont parfois l’impression qu’ils peuvent négocier individuellement leurs conditions de travail, ce qui en réalité conduit souvent à la frustration.

Bref, le travail a changé et change encore, et cela ne favorise pas la prise de contact et le recrutement de membres par des syndicats.

ACTRAV INFO: Quels sont selon vous les obstacles les plus importants à l’augmentation du nombre de membres au sein des syndicats? Non seulement des facteurs contextuels, tels que l’évolution des marchés du travail, mais aussi ceux du côté des syndicats eux-mêmes, par exemple des éléments liés à leur image ou au vieillissement des membres?

Il est réjouissant que plusieurs organisations syndicales cherchent une nouvelle voie vers l’avenir. Nos structures – créées au moment de l’industrialisation – ont plus ou moins survécu à la transition vers l’économie de services, même si les premiers signes de diminution des membres se sont manifestés pendant cette période. Je constate cependant que, dans leurs évaluations, les syndicats partent trop d’eux-mêmes, de leurs structures existantes, de leur histoire, sous un regard plus ou moins romantique, en espérant que ces temps vont revenir (au lieu de penser aux besoins des travailleurs d’aujourd’hui), ce qui est une illusion. Je vais exprimer deux choses qui peuvent paraître rudes, mais je les dis en tant que syndicaliste engagé et ami: tout changement est difficile et ce sont nos cadres (par exemple nos délégués, nos secrétaires, etc.) qui freinent le plus la transition vers les types de syndicalisme de notre temps. Dans un certain sens, notre pire ennemi c’est nous-mêmes.

Le syndicalisme a toujours existé, depuis le temps des Romains, mais les types d’organisations ont changé. Les travailleurs, salariés ou pas, vont toujours s’organiser d’une façon ou d’une autre. Et si les organisations actuelles ne s’adaptent pas, de nouvelles verront le jour. Ce seront en premier lieu des organisations de type corporatiste, qui défendent les personnes exerçant le même métier ou vivant la même situation de travail. Par exemple, si les syndicats du secteur public organisent uniquement les travailleurs avec un statut public, les employés qui travaillent dans le même secteur public ne se sentent pas représentés; ou, si nous ne représentons pas les travailleurs des agences de placement qui exercent dans la même entreprise, nous excluons les personnes qui ont justement, encore plus que les autres, besoin d’un syndicat. Ce qui ne va jamais aboutir, c’est l’adaptation des travailleurs à nos organisations. On peut utiliser tous les moyens de publicité, les médias sociaux ou autres, là n’est pas le cœur du problème.

Les questions de base sont donc: Qui sont les travailleurs aujourd’hui, et cela en tenant compte de tous les types de travailleurs? Quels sont leurs problèmes? De quoi ont-ils besoin pour leur défense? De quels types d’organisations ont-ils besoin? Si les réalités sont devenues différentes, les divers types d’organisations doivent être adaptés à ces nouvelles réalités.

ACTRAV INFO: Quelles sont, selon vous, les expériences réussies en matière d’élargissement du nombre d’adhérents aux syndicats?

Le nombre de membres qui payent une contribution reste une pierre angulaire pour le syndicalisme. Parce que l’indépendance financière, bien qu’elle ne soit pas évidente, est une condition essentielle pour former un syndicat de qualité. Parce que la puissance du nombre reste très importante.

Un certain pluralisme ou une certaine diversité ne constituent pas un problème, mais une prolifération de syndicats est néfaste, car on donne ainsi le pouvoir aux gouvernements et aux employeurs qui, sous la devise « diviser pour mieux régner », vont se réjouir.

Vous m’avez demandé si je connais de bons exemples et heureusement il y en a. L’être humain est à la fois un individu et un membre de la collectivité, de la famille, de groupes d’amis, de collègues, d’un syndicat, etc. Ces deux dimensions sont bien reconnues par la Déclaration universelle des droits de l’homme, et elles ont des conséquences pour l’organisation du syndicalisme contemporain. Tenant compte du fait que la dérégulation et les formes atypiques de travail touchent de plus en plus tous les travailleurs, l’employé individuel a besoin d’un avis spécialisé et d’un soutien juridique. Ce qui veut dire que les services individuels offerts par les syndicats sont devenus très importants et je constate que c’est un facteur de succès pour les organisations syndicales qui sont fortes dans ces types de services.

Cela ne diminue pas l’importance cruciale de la négociation collective. Au contraire, le contenu des négociations collectives évolue en fonction de ces expériences individuelles. La législation du travail et la protection sociale constituent des thèmes essentiels dans les négociations tripartites. Avec les employeurs sectoriels ou au niveau de l’entreprise, ce sont les conventions collectives du travail qui créent un cadre pour les salaires, le temps de travail ainsi que pour d’autres conditions de travail comme la santé et la sécurité. Dans beaucoup de pays, on trouve aussi des comités d’entreprise ou des comités de travailleurs qui contribuent à définir certains droits. Ils sont importants car ils sont proches de la réalité quotidienne des travailleurs.

Même dans la nouvelle réalité de l’individualisation du travail, des formes atypiques du travail et de la flexibilité, il est devenu primordial de créer des cadres de droits dans lesquels les employés savent évoluer et qui tiennent compte de leurs besoins et de leurs droits. Ce sont des moyens de limiter la marge de flexibilité de l’employeur.

Pendant le XIXe siècle, un travailleur était un travailleur. Aujourd’hui, nous connaissons plusieurs types de travailleurs. L’art syndical consiste à organiser tous les groupes, tous les types de travailleurs. Il ne suffit donc plus de se concentrer sur les secteurs classiques de l’industrie et des services. Les services de santé et de l’éducation vont encore gagner en importance et il faut les organiser – ce qui est déjà le cas dans plusieurs pays –, mais il reste beaucoup à faire. J’ai vu de bons exemples dans l’organisation des travailleurs de la « gig economy » (les travailleurs des plateformes digitales) et des faux indépendants dans quelques pays scandinaves. Ce n’est pas facile, surtout parce qu’il s’agit d’individus qui sont dans une même situation de précarité mais qui ne travaillent pas dans une même entreprise.

J’ai déjà donné d’autres exemples, comme celui des syndicats des services publics qui pourraient aussi organiser les travailleurs de leur secteur qui ont des statuts moins intéressants ou, dans le secteur privé, les travailleurs rattachés à des agences de placement.

J’ai vu beaucoup de bons exemples d’organisation de travailleurs du secteur informel en République démocratique du Congo, au Togo, en République dominicaine, au Guatemala, entre autres, ainsi que divers types d’organisation dans le secteur rural en Inde et en Amérique latine.

La communication représente un autre élément capital: il faut parler de ce que nous avons réalisé. Dans mon pays, 96 pour cent des travailleurs sont couverts par des conventions collectives du travail. Mais il n’y a pas la moitié des travailleurs qui le savent. Les syndicats ne disent pas suffisamment ce qu’ils font. Pourquoi? Parce qu’ils ne sont jamais contents de leurs réalisations, ce n’est jamais satisfaisant à 100 pour cent. Cependant, pour le recrutement de membres, il est nécessaire de montrer le progrès qui a été accompli, ce qui a pu être réalisé ou sauvé. Et pour cela il faut utiliser tous les moyens, y compris les médias sociaux. Sur ce terrain, nous avons besoin d’innovation: Comment utiliser ces moyens pour la cause syndicale? Je vois déjà de bons exemples, mais nous pouvons encore apprendre beaucoup.

Il est essentiel que dans les cours du Centre international de formation de l’OIT, organisés par le Bureau des activités pour les travailleurs (ACTRAV), en collaboration avec la Confédération syndicale internationale (CSI), les bonnes pratiques et les conditions dans lesquelles elles pourraient conduire à une réussite soient échangées et enseignées.

Nonobstant tout ce qui précède, je n’oublie pas les problèmes relatifs au respect des conventions fondamentales nos 87 et 98 sur la liberté syndicale dans environ 50 pour cent des pays, avec différents niveaux de non-application ou d’interdiction, ou même de persécution. En outre, des entreprises gigantesques comme Walmart, Amazon, Google ou Samsung ont recours à des moyens digitaux d’espionnage pour contrôler leurs employés afin de bloquer toutes leurs tentatives de s’organiser. Mais, même dans ces entreprises, on observe des réussites. J’ai suivi les méthodes utilisées pour syndicaliser les membres du personnel d’une entreprise comme Ryanair qui ont été un succès. En Allemagne, une grève de vingt-quatre heures a été annoncée à Amazon par le syndicat Ver.di, membre de la Confédération allemande des syndicats (DGB), après une grève spontanée de 500 travailleurs la semaine précédente. Donc, même là, des opportunités existent, car on y constate aussi de graves problèmes de conditions et de relations de travail.

ACTRAV INFO: Dans votre livre le plus récent – Il reste du pain sur la planche: l’avenir du travail décent dans le monde –, vous vous basez sur votre vaste expérience, notamment en tant que président du groupe des travailleurs et vice-président du Conseil d’administration du BIT, concernant des problèmes complexes comme le travail forcé au Qatar, la liberté syndicale au Guatemala, le travail des enfants en Ouzbékistan, pour n’en citer que quelques-uns. Que peut apprendre la nouvelle génération de dirigeants syndicaux de votre expérience?

Je vous remercie de faire référence à mon livre " Il reste du pain sur la planche: l’avenir du travail décent dans le monde" . Je l’ai écrit en particulier pour les dirigeants syndicaux et les activistes de demain.

Résumer le livre est difficile, mais le message que je veux donner est que je crois au modèle du dialogue social. Et sans organisations syndicales il n’est pas question d’actions syndicales, de dialogue social et de négociations collectives. J’ai vu tous les modèles dans le monde, mais je ne vois pas d’autre modèle possible. J’apprécie les organisations non gouvernementales et, en tant que syndicats, nous devons coopérer avec elles parce que pour certaines problématiques, comme le climat ou la paix, elles sont plus compétentes que nous. Nous ne savons pas tout faire. Cependant, pour les conditions de travail et les relations de travail, je ne vois pas d’alternative possible. C’est aux organisations de travailleurs, les syndicats, de s’en charger. De la même manière, je ne vois pas non plus la possibilité que le milieu politique – y compris des partis politiques proches de nous – prenne notre place. Non, pas du tout.

ACTRAV INFO: Vous abordez la question dans votre livre, mais pourriez-vous expliquer plus en détail ce que signifie à votre avis le COVID-19 pour l’avenir des syndicats?

Il faut comparer la situation actuelle aux périodes d’après-guerre de 1918 et de 1944. Après la grande guerre, on a créé l’OIT; après la seconde guerre mondiale, on a reconstruit l’économie, avec tous les bras disponibles. Pour une reconstruction et une relance après la pandémie de COVID-19, on aura besoin de la coopération et de l’engagement des travailleurs. Donc c’est le moment pour les organisations syndicales de prendre leur place. Par exemple, il faut demander dès à présent la reconnaissance et le respect des conditions de travail des employés des soins de santé. C’est à nous d’organiser les lieux de travail pour éviter la contamination au COVID-19. C’est à nous de discuter des conditions du télétravail, etc.

ACTRAV INFO: Ce forum m’offre l’occasion de vous poser une question relative à vos années de service au BIT: Quel est le plus grand défi pour maintenir la pertinence de l’OIT dans les décennies à venir?

Avoir à notre disposition l’Organisation des Nations Unies – garante du dialogue social et de l’importance des syndicats –, c’est la plus grande assurance de l’avenir des organisations syndicales. Même envers les gouvernements et les employeurs qui n’ont pas de respect pour nous, des moyens internationalement reconnus existent pour les rappeler à l’ordre: ce sont les normes internationales du travail et le système de contrôle de l’OIT . Ce n’est pas aisé, mais c’est possible, et je ne vous ai pas promis que le syndicalisme serait facile.

S’agissant du défi de l’OIT, je vous propose de lire un passage de mon livre:

«L’OIT a besoin des trois groupes – les gouvernements, les employeurs et les travailleurs – pour réaliser ses objectifs. C’est en même temps la force et la fragilité de l’organisation. Sa force parce que ses chances de réussite sont nettement plus élevées avec une telle base de support. Sa fragilité parce qu’il suffit d’un seul groupe pour démolir le système. L’avenir dépendra de la dynamique positive de ce tripartisme. Il est nécessaire que les trois groupes croient à l’organisation. L’avenir de l’OIT est directement proportionnel au degré et à la qualité de leur engagement. Mais chacun des trois groupes est confronté séparément aussi à des grands défis. Les syndicats devront pouvoir organiser les nouveaux travailleurs et ceux des économies rurale et informelle. Les organisations des employeurs devront représenter les grandes entreprises, les chaînes d’approvisionnement ainsi que les petites entreprises et celles de l’économie informelle. Il faudra que les gouvernements tiennent dans leur propre pays et au niveau international au tripartisme et qu’ils assurent leur soutien».