Conférence internationale du Travail

Le rôle de l’OIT pour la réalisation du travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales est reconnu

Dans cet entretien, le président du Groupe des Travailleurs, Luc Cortebeeck revient sur les résultats de la 105e session de la Conférence internationale du Travail notamment le rôle joué par l’OIT pour instaurer le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. M. Cortebeeck explique également la position du Groupe des Travailleurs sur les cas de violations des normes internationales du travail, la question de l’emploi et le travail décent au service de la paix et l’impact de la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable.

Actualité | 23 juin 2016
Luc Cortebeeck, Président du Groupe des Travailleurs
ACTRAV INFO: La 105e Conférence internationale du Travail vient de s’achever. Quelle évaluation faites-vous sur le déroulement et les résultats de cette session 2016?

Luc Cortebeeck:
Cette Conférence a été un succès, mais nous avons vécu un véritable suspense jusqu’au dernier moment dans la Commission sur le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement. Même si la Commission de la transition de la guerre vers la paix et la Commission de la Déclaration de la justice sociale étaient arrivées aux termes de leurs travaux tout comme la Commission des Normes;, mes collègues et moi étions très inquiets à propos de l’issue de la discussion des chaînes d’approvisionnement. A certains moments, l’échec se profilait à l’horizon. Disons que dans le cadre de « l’avenir du travail », la non-reconnaissance des responsabilités des chaînes d’approvisionnement - sans sous-estimer le rôle des Etats Membres - aurait été un mauvais signe pour l’avenir de l’OIT. Mais heureusement à une heure et demie, le matin du jeudi 9 juin, après des négociations complexes et difficiles, un accord a été atteint, salué par des applaudissements des travailleurs, des gouvernements et des employeurs.

ACTRAV INFO: Suite à cet accord, quelle évaluation faites-vous sur le contenu du texte final de la Commission sur le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales?

Les défis étaient énormes. Evidemment il fallait reconnaître la contribution positive de ces chaînes sur l’emploi dans certains pays et régions mais en même temps, il fallait souligner le fait que les chaînes d’approvisionnement ont créé un environnement permissif pour les violations des normes du travail et le non-respect du travail décent.

Les conclusions de la Commission demandent aux gouvernements de renforcer leur système d’inspection du travail, de promouvoir le dialogue social et les principes et droits fondamentaux au travail, y compris la liberté syndicale et la négociation collective. Les conclusions demandent également aux entreprises de mettre en place des mesures qui reflètent les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, ainsi que de faire preuve d’une diligence raisonnable et de promouvoir le travail décent au sein de leurs chaînes d’approvisionnements.

Dans mes interviews antérieures, j’avais déjà fait le lien avec l’actualisation de la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales, ce qui est reconnu dans le texte. Mais c’est surtout le consensus sur la nécessité de promouvoir les formes transfrontalières de dialogue social, y compris les accords-cadres internationaux, comme mesures de protection des travailleurs vulnérables indépendamment de leur statut professionnel, qui est la réussite la plus importante.

Une réunion d’experts sera invitée à indiquer les faiblesses dans les conventions et recommandations actuelles et examinera: “quels orientations, programmes, mesures, initiatives ou normes sont nécessaires pour promouvoir le travail décent et/ou faciliter la réduction des déficits de travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.” Beaucoup reste encore à faire mais ce qui prévaut c’est que le Groupe des Employeurs a reconnu les problèmes émanant de certaines pratiques de ces chaînes. Il a reconnu que ce ne sont pas seulement les gouvernements qui ont la responsabilité de veiller aux attitudes des entreprises; il a reconnu les formes transfrontalières de négociation sociale et il laisse la porte ouverte pour une nouvelle norme. Le soutien des pays de l’Union européenne, des pays africains et des Etats-Unis a eu un impact important sur le résultat final de cette discussion générale.

Je pense que l’obtention de cet accord et les conclusions de la Commission démontrent l’importance de l’OIT à travers le tripartisme, pour instaurer le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales

ACTRAV INFO: 24 cas individuels relatifs à des violations des normes internationales du travail ont été discutés lors de cette session. Que faut-il retenir en termes de résultats pour cette Conférence?

Quiconque connaît un peu l’OIT sait à quel point le fonctionnement de la Commission de l’application des conventions et recommandations est délicat. Cette Commission n’a pas pu fonctionner de 2012 jusqu'à 2014 inclus. Ce n’est qu’après une déclaration commune l’année passée entre l’Organisation internationale des employeurs et la Confédération syndicale internationale que l’attaque faite en 2012 par les employeurs contre le droit de grève et le droit d’interprétation des experts, a été réduite à un niveau suffisant pour pouvoir reprendre le travail des mécanismes de supervision de l’OIT. Cette année, pour la deuxième fois après cette crise, la Commission a pu examiner 24 cas dont la sélection fut le fruit d’une négociation délicate et difficile entre les porte-paroles des travailleurs et des employeurs.

Le Groupe des Travailleurs regrette que des pays tels que la Turquie, l’Egypte et l’Algérie où les libertés syndicales régressent, n’aient pas comparu cette année. De nombreux cas traités ont concerné la liberté syndicale et la négociation collective, ce qui n’est pas une surprise vu la violation des droits syndicaux qui existe dans de nombreux pays. C’est le cas notamment du Royaume-Uni qui doit informer le Groupe des Experts sur la façon dont le gouvernement de M. Cameron respecte la liberté syndicale dans la nouvelle législation. Il s’agit également de l’Irlande qui doit fournir des informations parce qu’il y a de l’ingérence par la Commission européenne dans la négociation collective, ce qui est un avertissement mérité tenant compte de l’attitude et des exigences émanant de la Commission.

Je me réjouis du contenu des conclusions qui ont permis de donner des orientations claires aux gouvernements sur des mesures à prendre pour se conformer aux conventions. Après la Mission tripartite de haut niveau, les conclusions ont inclus un paragraphe spécial pour le Bangladesh (liberté syndicale). Les cas particulièrement préoccupants sont mis en évidence dans des paragraphes spéciaux du rapport de la Conférence, ce qui est également le cas pour El Salvador (liberté syndicale, violence et manque de dialogue social).

Le Zimbabwe peut s’attendre à une Mission tripartite de haut niveau pour discrimination antisyndicale et manque de dialogue syndical, ainsi que le Venezuela pour la politique d’emploi.

Il y aura des missions de contact direct (faites par le Bureau) aux Philippines, El Salvador, Indonésie, Kazakhstan, Swaziland, Cambodge pour manque de liberté syndicale, de dialogue social et faits de violence et en Mauritanie pour esclavage. Les autres pays seront assistés techniquement par le BIT, c’est le cas de Madagascar, du Nigeria (travail des enfants), du Turkménistan (travail forcé dans le coton), du Belarus (travail forcé), de l’Equateur, de la Malaisie, de l’Ile Maurice (manque de droit de négociation), et du Honduras (peuple indigène). Le cas du Qatar (discrimination) est déjà en discussion au Conseil d’administration (possibilité d’une commission d’enquête).

D’autres pays doivent fournir des informations supplémentaires : le Guatemala (qui risque déjà une Commission d’enquête au Conseil d’administration pour manque de liberté syndicale et violence), la République Tchèque (discrimination envers les Roms) qui est le troisième cas de l’Union européenne.

ACTRAV INFO: La question de l’emploi et le travail décent au service de la paix a été discutée lors de cette session. Comment évaluez-vous les discussions sur ce thème et quelles sont les propositions de suivi de la part des travailleurs?


Le but est de réviser la recommandation N° 71 sur l’emploi, la transition de la guerre à la paix, un instrument de 1944 (Philadelphie) qui a aidé à la reconstruction de plusieurs pays après la deuxième guerre mondiale. Cette année il y avait la première discussion, la Conférence en juin 2017 doit finaliser et voter la recommandation révisée. Pour nous il ne s’agit pas seulement de guerres, il y a d’autres types de conflits, de crises et de catastrophes naturelles. 1,5 milliards de personnes sur une population mondiale de 7 milliards sont touchées par différents types de catastrophes ou guerres.

Ce que l’on pressentait comme une discussion facile, en fait ne l’a pas été du tout. Travailleurs, employeurs et gouvernements ont eu des débats intenses pour venir à bout de plus de 350 amendements présentés. Certains Etats Membres craignent une attaque à leur souveraineté, certains ont peur que l’OIT dépasse ses compétences de l’emploi et du travail, d’autres veulent faire une distinction entre types de réfugiés ou craignent ‘trop de protection’ pour des minorités. En tous cas, deux sections d’une grande importance pour le groupe travailleurs traitant des « groupes vulnérables » et des « réfugiés, personnes déplacées et rapatriés » n’ont pu trouver un accord et ont dû être mises entre crochets. Pour la deuxième lecture de la recommandation en 2017, un nouveau texte sera fait qui prendra en compte la richesse des débats de cette année, ainsi que des résultats de la Réunion tripartite de l’OIT sur les réfugiés, prévue pour juillet 2016.

ACTRAV INFO: Que faut-il retenir de la discussion sur l’impact de la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable?

Cette Déclaration a été faite en 2008 pour créer une mondialisation plus juste. Mais trois mois et cinq jours après, une crise financière et économique a éclaté. Cette crise a perturbé la mise en œuvre de cette déclaration qui contient quatre objectifs: l’emploi, la protection sociale, le dialogue social et le tripartisme ainsi que les principes et droits fondamentaux du travail.

La crise financière et économique a montré que la réponse des gouvernements - souvent sous la pression des institutions financières et économiques mondiales et régionales – a affaibli les droits des travailleurs et le dialogue social dans plusieurs pays. Par conséquent, nous saluons la confirmation de l’importance de la Déclaration et l’engagement politique des trois mandants de l’OIT et l’appel fait au BIT de développer une stratégie pour promouvoir ses valeurs, son mandat et ses normes dans les organisations financières et économiques. Les Etats Membres sont également appelés à promouvoir davantage de cohérence politique en intégrant le travail décent dans les politiques nationales à travers des consultations avec les différents ministères concernés et les partenaires sociaux. Les Etats sont invités à intensifier leurs efforts pour la ratification et l’application des conventions fondamentales et de gouvernance.

Le mécanisme de suivi au niveau de l’OIT avec une discussion annuelle à la Conférence autour des quatre objectifs stratégiques doit être maintenu. Il s’agit d’indiquer d’éventuelles normes nouvelles, ou le soutien que peut apporter le BIT à des Etats Membres et aux partenaires sociaux. Il reste du travail de concrétisation pour le Conseil d’administration à travers le prochain Cadre stratégique, le programme et budget pour 2018-2019. Nous comptons sur l’engagement de ses membres à poursuivre dans cette voie. Quand cela sera fait, je suis convaincu qu’un important pas en avant vers notre objectif commun d’un travail décent pour tous sera accompli.

ACTRAV INFO: Et il y avait encore d’autres thèmes importants…

Bien sûr, il était difficile de pouvoir tout suivre. La discussion plénière du Rapport du Directeur général sur l’éradication de la pauvreté partait de l’idée, que j’ai exprimée au nom de notre Groupe que « si les niveaux d’inégalité se confirment, nous serons tous perdants ». J’ai pu intervenir aussi pendant la Soirée de Solidarité pour la Palestine sur le rapport du Directeur général concernant la situation alarmante des territoires occupés en Palestine. Nous avons célébré la journée mondiale des enfants travaillant dans les chaînes d’approvisionnement, et le Sommet du monde du travail a donné lieu à un débat très intéressant, entre autres avec la jeune travailleuse Nice Coronacion des Philippines qui témoignait du rôle indispensable des syndicats pour la protection des jeunes travailleurs. Cette année, l’Etude d’ensemble à la Commission des normes portait sur la migration, thème qui doit revenir à la Conférence de l’année prochaine.

L’OIT n’est pas parfaite mais la 105ème Conférence a prouvé une fois de plus que « la vieille dame de 97 ans » est bien solide et dynamique, heureusement pour les travailleurs.