Discours de M. Juan Somavia, Directeur Général du BIT, lors de l'ouverture de la 100ème Conférence Internationale du Travail

Présentation du rapport du Directeur Général

Déclaration | Geneva | 1 juin 2011

PRÉSENTATION DU RAPPORT DU DIRECTEUR GÉNÉRAL

Cher ministre Nkili, cher ami de l’OIT, grand re-présentant de l’Afrique, je vous félicite vraiment pour votre élection à la présidence de cette session historique de la Conférence internationale du Travail, la 100e session. Vous savez l’estime que je vous porte, ainsi que pour tout votre travail avec nous pendant toutes ces années.

Messieurs les Vice-présidents, ambassadeur Homero Hernández de la République dominicaine, Dagoberto Lima Godoy du Brésil et Bogdanov Hossu de la Roumanie, je suis extrêmement content de vous voir parmi nous.

Monsieur l’ambassadeur Jerry Matjila, Président du Conseil d’administration, M. Funes de Rioja, président du groupe des employeurs, Sir Roy Trotman, président du groupe des travailleurs, je me réjouis de travailler étroitement avec vous tous pendant cette session de la Conférence pour qu’elle soit un succès.

Alors que nous célébrons la 100e session de la Conférence, j’ai le sentiment que le monde du tra-vail connaît des turbulences. Les dangers de la dépression mondiale semblent derrière nous, mais un danger plus grand nous attend, à savoir la consolidation de modèles de croissance inefficaces et des règles de mondialisation injustes qui ont été à l’origine de la crise que nous venons de connaître et qui ont accru systématiquement les inégalités presque partout dans le monde depuis trente ans.

Par conséquent, revenir à la routine ce sera, tôt ou tard, retomber dans une autre crise, ce qui n’est pas soutenable sur le plan économique, social, environnemental ou politique.

Prenons quelques exemples symptomatiques des niveaux inacceptablement élevés du chômage chez les jeunes, partout, avec les taux les plus forts dans les pays arabes, parfois sept ou dix fois plus élevés que ceux des adultes, lesquels semblent indifférents à la génération suivante.

Autre exemple: la stagnation globale des niveaux des investissements dans l’économie réelle à l’échelle mondiale depuis les années quatre-vingt, en hausse dans les pays émergents mais en baisse dans les pays développés. Globalement, cette situation se traduit par une croissance mondiale pauvre en emplois depuis très longtemps.

Troisième exemple: les petites entreprises, lesquelles créent le plus d’emplois dans le monde. Or la création de petites entreprises est marginalisée et n’est pas une priorité dans les politiques publiques ou privées.

Quatrième exemple: le degré indécent de concentration des revenus et des richesses; la plupart des dirigeants le déplorent mais n’agissent guère. Un chiffre illustre cet exemple: dans le monde, 3 milliards 500 millions de personnes ont ensemble les mêmes revenus que 61 millions de personnes.

Il n’est pas étonnant qu’autant de gens soient indignés, en colère. Trop de gens, y compris les classes moyennes, se sentent prises entre l’impact social immédiat de la crise et ses tendances à long terme.

En même temps, ils constatent que beaucoup de gouvernements manquent de force ou de volonté pour juguler le pouvoir soumis à aucun contrôle d’opérateurs financiers qui exercent autant d’influence sur nos sociétés. On constate alors que certaines institutions financières sont «trop importantes pour tomber», tout en ayant le sentiment que beaucoup de gens sont tout simplement «trop petits pour compter».

Une autre préoccupation visible, c’est l’incapacité, semble-t-il, de nos systèmes politiques et économiques de penser à long terme, de dialoguer entre eux et de se rassembler sur des questions nationales et internationales clés, d’assurer aux citoyens qu’ils sont la priorité dans l’élaboration de politiques.

De la place Tahrir à la Puerta del Sol, dans les rues et sur les places de nombre de pays, on assiste à la naissance de ce qui me semble être un mouvement social et populaire, conduit par les jeunes, qui pourrait changer le monde, parce qu’ils expriment l’inquiétude silencieuse de ces 3,5 milliards de personnes qui ont ensemble les mêmes ressources que 61 millions de personnes. J’estime donc qu’il y a un mouvement pour la liberté, pour le travail décent, mené par les jeunes. Dans certains pays, ils cherchent à se libérer de la crainte d’un pouvoir autori-taire qu’ils craignent pourtant, ils cherchent à s’affranchir du manque de possibilités, de l’insécurité, de l’injustice d’une croissance inefficace, à être libres de choisir et à participer à la quête de justice sociale et de paix.

Ils expriment une revendication que nous ne connaissons que trop bien à l’OIT. Dans des langues différentes, avec des modes d’expression différents, leurs revendications sont les mêmes: que les dirigeants politiques, du monde des affaires, de la société civile et des organisations internationales se mettent d’accord sur des mesures et des politiques qui donnent à tous des chances équitables de trouver un travail décent.

Je me trouvais sur la place Tahrir lorsqu’un jeune homme m’a dit: «Nous n’arrivons pas à croire que les décideurs à l’échelle mondiale ne peuvent pas résoudre le problème du chômage des jeunes. Nous croyons que c’est possible. Il incombe à l’OIT d’insister sur le fait que c’est possible.» Voilà les espoirs que ces mouvements portent, voilà les espoirs que j’exprime ici. Pouvons-nous, voulons-nous obtenir des résultats, afin de résoudre ces pro-blèmes? Tel est l’essentiel des questions qui doivent être abordées pendant cette session. De fait, dans les trois quarts des 82 pays pour lesquels des informations sont disponibles, la majorité des personnes sont de plus en plus pessimistes quant à la qualité et au niveau de vie à l’avenir.

Il s’agit là d’un aperçu de la situation, mais il est éloquent: les mandants tripartites de l’OIT avaient raison lorsqu’a été adoptée, en 2008, la Déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équi-table. Ils avaient raison quand, réagissant rapidement à la crise financière, ils ont adopté le Pacte mondial pour l’emploi, qui a bénéficié d’un soutien mondial et qui a conduit à l’organisation du G20. Les questions que nous examinerons à la présente session sont directement liées aux types de problèmes auxquels la jeunesse se heurte et que les statistiques mettent en évidence.

L’une des questions qui seront traitées pendant les jours qui viennent, dans le cadre des commissions de la Conférence, est celle de la protection sociale. Il s’agit d’une responsabilité qui incombe à toutes les sociétés. Il est temps d’élargir plus rapidement la couverture de la protection sociale, dont le socle doit être ample – 80 pour cent de la population mondiale n’ont pas de sécurité sociale. Les défis communs sont d’accroître les prestations et de ga-rantir un financement durable. J’estime que, ensemble, nous pouvons montrer la voie pour at-teindre cet objectif formidable.

Par ailleurs, étendre les droits au travail aux travailleurs domestiques c’est faire entrer les normes du travail dans l’économie informelle. Comme vous le savez, le problème est que les normes de l’OIT tendent à être conçues en pensant à l’économie formelle. Pour la première fois, une norme entre dans l'économie informelle. Voilà qui est important: faire bénéficier les travailleurs domestiques des valeurs de l’OIT est une grande avancée, pour eux et pour tous les travailleurs qui aspirent à un travail décent. Cela a aussi de fortes incidences pour les migrations et pour l’égalité entre hommes et femmes.

Nous savons bien que l’administration du travail, et la plupart d’entre nous très bien même, que l’administration du travail et l’inspection du travail sont sous-évaluées. De fait, très souvent, elles ne figurent pas dans les politiques publiques alors qu’elles le devraient. Il est temps de renforcer ces instruments axés sur l’équité et la défense des droits au travail; l’OIT peut jouer les premiers rôles en faisant de l’administration du travail un objectif primordial de la coopération internationale, ainsi que de l’échange de données d’expérience et de la coopération à l’échelle nationale.

La discrimination est non seulement mauvaise en soi, elle est aussi inefficace. Le rapport global montre pourquoi. Encore un exemple: nos projections montrent que la possibilité d’une rémunération égale pour un travail de valeur égal pour les hommes et les femmes se concrétisera vers 2080. L’OIT lutte depuis très longtemps pour l’égalité entre hommes et femmes mais ces projections montrent ce qui se passe dans les faits. C’est tout à fait inacceptable. Les instruments de l’OIT, les connaissances et l’échange de données d’expérience sont essentiels à cet égard. En Palestine, les droits des travailleurs et des citoyens sont dans l’impasse, ce qui est regrettable. Le rapport annuel sur la situation des travailleurs dans les territoires arabes occupés n’indique guère d’améliorations. La situation ne s’améliorera pas tant que les multiples restrictions imposées par les autorités d’occupation n’auront pas été levées et qu’il n’aura pas été mis un terme à l’occupation elle-même. Toutes ces questions sont significatives, pratiques et essentielles pour notre vision commune.

Il faut donner suite à la Déclaration de 2008 et prendre en compte le rapport que je présente ici. Il est urgent de s’engager en faveur d’une nouvelle èrede justice sociale, de croissance assortie de justice sociale, fondée sur le développement durable. Ceci est au coeur du rapport. Dans ce rapport, on demande aux mandants tripartites de l’OIT d’être aux avant-postes. Le rapport indique ce qui suit: qu’une nouvelle ère de justice sociale soit une conception idéalisée de l’avenir souhaitable ou que cela devienne une réalité concrète de nos sociétés dépendra à mains égards du courage, des convictions, de l’habileté et de la volonté de l’OIT et de ses mandants, ainsi que de notre capacité de collaborer entre nous et avec d’autres pour préparer cette ère nouvelle. Notre histoire nous a montré que le tripartisme, les valeurs, et les outils de l’OIT peuvent faire advenir le changement. Le fait que notre tâche ait toujours été une tâche difficile, ancrée dans la vie réelle des sociétés et une tâche que nous ne pouvons accomplir seuls, ne doit pas nous décourager.

Il faut réfléchir au type de croissance dont nous avons besoin pour l’avenir et à ce que nous pouvons faire. Mais tout cela est notre histoire, l’histoire de la Conférence internationale du Travail. Cent sessions au cours desquelles vous et des milliers et des milliers de délégués avant vous ont donné vie et forme à cette valeur centrale qui nous unis tous: la justice sociale en tant que fondement de la paix. Nous avons commencé ce voyage en octobre 1919, à Washington, DC, lors de la première session de la Conférence internationale du Travail. Le Président Franklin Delano Roosevelt, rappelant la création de l’OIT, a dit en 1941: «Pour beaucoup, c’était un rêve insensé. Qui donc avait jamais entendu parler d’une réunion de gouvernements pour élever les normes de travail sur le plan international? Bien plus inacceptable encore était qu’il conviendrait d’associer les milieux directement intéressés, c’est-à-dire travailleurs et employeurs des divers pays, à cette action gouvernementale.»

Après tant d’années, nous voyons que c’était plus qu’un rêve, que c’était une vision réaliste de quelque chose qui était possible. Il est tout aussi réaliste aujourd’hui de nous fixer la tâche de définir un nouveau modèle de croissance et d’accroître la justice sociale dans notre société. Impossible? Au contraire, c’est tout à fait possible. Les outils, les moyens, les instruments, les politiques existent. Nous avons la responsabilité de réfléchir à la façon dont nous pourrons apporter notre contribution pour que cela soit possible. C’est très difficile? Pensons à Albert Thomas, premier Directeur général du BIT qui, en 1919, a promu l’idée selon laquelle le monde avait besoin de normes internationales du travail qui seraient adoptées par la nouvelle organisation tripartite que l’on ne connaissait pas et qui s’appelait OIT. A l’époque, il fallait voyager, non pas en avion, mais en train ou en bateau. Aujourd’hui, chaque pays dispose d’une législation du travail qui est influencée d’une façon ou d’une autre par les normes de l’OIT. Les conventions fondamentales enregistrent un taux de ratification de 90 pour cent. Elles sont ratifiées par les parlements, ce qui est le témoignage politique que ces principes sont acceptés universellement ou presque.

Bien sûr, il y a encore beaucoup de problèmes de mise en oeuvre à cause d’une croissance inéquitable et inefficace et de politiques privées ou publiques qui étouffent la liberté d’association et d’autres droits.

En 1944, à Philadelphie, la 26e session de la Conférence a réaffirmé les objectifs et buts del’Organisation, et a rappelé que la pauvreté, où que ce soit, compromettait la prospérité.

Avec la décolonisation dans les années cinquante et soixante, le nombre des Etats Membres a doublé et l’Organisation a pris sa dimension universelle.

A sa 48e session, en 1964, elle a adopté la Déclaration sur l’apartheid en Afrique du Sud.

En 1969, l’OIT a reçu le prix Nobel de la paix. La présidente du Comité Nobel a alors déclaré: «Il y a peu d’organisations qui aient réussi, autant que l’a su l’OIT, traduire dans les faits des principes moraux fondamentaux sur lesquels elles reposent.» Nos valeurs, au fil de l’histoire, nous ont amenés à lutter pour la liberté d’association en Pologne, en Afrique du Sud, au Chili, en Guinée, au Népal, au Zimbabwe et dans beaucoup d’autres pays, notam-ment la Tunisie, l’Egypte et le Bahreïn plus récemment.

L’OIT est au coeur de la vie politique et sociale. Elle est née des luttes sociales du XIXe siècle et continue de participer aux évolutions, parce que les gens évoluent. L’OIT continue de défendre ses valeurs. C’est pourquoi elle existe et continuera d’agir. C’est aussi pourquoi les gens ont les yeux tournés vers l’OIT et lui demandent ce qu’elle fait, ce qu’elle peut faire dans tel ou tel domaine. Parce que l’OIT n’a pas défini l’ordre du jour d’un système international, elle traduit les aspirations des gens et de la communauté internationale. Et une assemblée exceptionnelle de gouvernements, d’employeurs et de travailleurs peut faire quelque chose.

En 1995, réunissant quelque 120 chefs d’Etat et de gouvernement, le Sommet mondial des Nations Unies pour le développement social, dont j’ai eu l’honneur de présider le comité préparatoire, a re-connu sept conventions de l’OIT – elles sont maintenant huit – comme étant des normes fondamentales du travail acceptées au niveau international.

Depuis lors, les Nations Unies ont réitéré à maintes reprises leur soutien en faveur de diffé-rentes politiques – entre autres, travail décent, lutte contre la pauvreté, dimension sociale de la mondialisation, entreprises durables, Pacte mondial pour l’emploi. L’OIT élabore donc des normes et des politiques pour le reste du système des Nations Unies et s’efforce de rendre son action cohérente et de la mener à bien.

Marcher dans la salle des colonnades du BIT, c’est parcourir plus de 90 ans d’histoire tripartite, et nous sommes les fiers héritiers d’un immense héritage.

Décennie après décennie, nous avons inscrit un certain nombre de valeurs, l’équité et le dialogue dans les politiques et sur les marchés. Les entreprises, les travailleurs, les gouvernements ont trouvé un terrain d’entente dans l’Organisation.

Je tiens à assurer au Président, aux Vice-présidents, aux délégués qu’ils sont garants de cet héritage et qu’ils détiennent les solutions pour remédier aux inégalités actuelles et garantir la paix. Notre patrimoine, c’est le chemin qui nous mène vers l’avenir. Nos prédécesseurs ont tenu le flambeau pendant 92 ans. Ils nous ont donné la force de perpétuer les convictions des fondateurs de l’Organisation.

Ainsi, 100 sessions plus tard, nous sommes toujours là, portés par les mêmes valeurs, fiers de notre histoire, résolus à nous acquitter de notre mandat. Si vous voulez la paix, cultivez la justice. Je rappellerai ce que Nelson Mandela a déclaré ici, à la Conférence en 2007: «Nous comptons sur l’OIT pour qu’elle continue à se battre pour faire du travail décent une réalité dans le monde entier.»

Il a raison. Chacun s’accorde à dire qu’il y a un lien permanent entre gouvernements, travailleurs, employeurs et l’Agenda du travail décent. A l’évidence, l’Agenda du travail décent et le tripartisme de l’OIT permettent une croissance plus efficace et bénéficient à davantage de personnes, et se traduisent par plus de paix, plus d’équité et plus de droits, par moins de pauvreté et par moins d’instabilité dans les économies, les entreprises et les lieux de travail et, en fin de compte, dans la société. Les politiques de l’OIT contribuent à un monde où les tensions sont moindres, où il y a plus de justice et où la sécurité est renforcée. Grâce à ses valeurs et à ses politiques, l’OIT se trouve du bon côté de l’histoire.

J’invite instamment les délégués, pendant cette 100e session de la Conférence, à réfléchir de manière approfondie au rôle de l’Organisation à ce stade, alors que s’ouvre une nouvelle ère que nous pouvons contribuer à façonner, que nous devons maîtriser.

Dans mon rapport, je plaide en faveur d’une croissance efficace de l’économie de marché allant de pair avec la justice sociale, d’une vision productive avec des résultats équilibrés sur le plan social, pour le bien de nos sociétés, avec nos valeurs.

Nous ne disons pas que nous avons besoin d’ajouter une pincée de social aux résultats actuels. Non, nous disons que les résultats actuels nous conduisent à la prochaine crise. Car ils ne sont pas viables, que ce soit du point de vue économique, politique, social ou environnemental. Nous recherchons un modèle de croissance différent, avec des résultats pour les différents marchés; des résultats caractérisés par la liberté, la dignité, la sécurité, l’équité; des résultats productifs qui conjuguent la force des marchés, la responsabilité des entreprises, les compétences des travailleurs, le pouvoir du dialogue social, les incitations et la réglementation des politiques publiques afin de soutenir la croissance assortie de la justice sociale.

L’idée que nous pouvons modifier le modèle de la croissance est techniquement possible. Rien n’empêche de concevoir un ensemble de politiques qui créent des liens entre productivité et salaires, qui aboutissent à une croissance tirée par les revenus qui accroissent les investissements réels dans l’économie et non dans des produits financiers qui ne créent ni valeur ni emplois.

Ces objectifs que les gens souhaitent sont techniquement atteignables. La question qui se pose est celle de savoir si, dans cette action, les normes internationales du travail, qui sont la source de notre identité, peuvent nous guider pour que les possibilités de travail décent soient largement possibles dans tous les pays, quel que soit le niveau de développement.

Que faudra-t-il faire pour que cette croissance soit efficace sur les plans économique et social? La réponse tient en quatre idées: volonté politique, connaissances, dialogue et coopération.

Tout d’abord, il faut une volonté politique, c’est-à-dire s’attaquer à la racine des problèmes de justice sociale. Bien sûr, cela n’est pas chose aisée. Ensemble, nous pouvons faire face à ces problèmes en nous inspirant de la Déclaration de 2008. Si nous ne croyions pas à la justice sociale pour une mondialisation, pourquoi alors aurions-nous adopté la Déclaration?

Vous pouvez également poursuivre ce débat dans vos pays respectifs, pour analyser leurs différents contextes.

Serait-il possible, pour certains d’entre vous, lorsque vous rentrerez chez vous, de dire que vous souhaitez promouvoir des programmes nationaux pour la justice sociale, fondés sur l’Agenda sur le travail décent, de vous réunir et d’agir dans ce sens?

Il serait excellent que l’année prochaine, ici, quand je vous accueillerai tous à nouveau en tant que Directeur général, dans cette salle, au moment d’ouvrir la Conférence internationale du Travail, vous fassiez état des initiatives prises et des progrès enregistrés dans vos pays respectifs. Je serais heureux de vous entendre dire que, par exemple, 15 pays ont contribué au débat sur la situation de la justice sociale dans vos pays, que, en tant qu’organes tripartites, vous avez décidé d’examiner ensemble cette question et que, si des désaccords subsistent, vous avez décidé d’agir ensemble.

La volonté politique, cela veut dire aussi qu’il faut s’attaquer aux problèmes que les jeunes, sur les places et dans les rues, dénoncent. Ces problèmes existent, et je ne le dis pas seulement en tant que Directeur général du BIT, ils existent dans la société. Il y a donc une demande des sociétés. Et les gens se tournent vers nous.

De plus en plus, lorsque des politiques économiques, commerciales, sociales, environnementales et de développement sont élaborées, on demande à l’OIT de s’exprimer. Nous avons donc un espace à occuper, nous devons apporter notre contribution à la cohérence des politiques, précisément parce que l’on nous invite à participer aux débats sur d’autres questions dans d’autres instances, le G20 par exemple. Nous savons que les valeurs et politiques que nous défendons sont celles à propos desquelles la plupart des gens croient qu’elles permettront d’assurer un avenir plus juste et plus viable pour tous.

La volonté politique est donc la question principale. Il est difficile de la mettre en pratique mais ce n’est pas impossible.

La deuxième question, ce sont les connaissances; il n’y a ni recette miracle ni réponse toute prête. Nous savons que nous pouvons apporter une contribution grâce à nos politiques, mais elles ne suffiront pas pour parvenir à un nouveau type de croissance et à plus de justice sociale. Construire l’avenir de la justice sociale est une tâche ardue sur les plans analytique, intellectuel et politique. Quels sont les équilibres, les forces en jeu dans des contextes natio-naux aussi différents? Je suis convaincu que la créativité sera un atout. Et oser réfléchir, aller dans d’autres directions, sera récompensé. Un développement exigeant des connaissances sera nécessaire. A cet égard, les outils de l’OIT peuvent contribuer à élaborer des politiques pour parvenir à une croissance très efficace et créatrice de nombreux emplois et de progrès social.

Pour aider les pays à construire leurs connaissances, l’OIT doit renforcer sa capacité de mesurer, de comparer et de tirer les enseignements nécessaires pour élaborer des politiques. Il faudra de nouveaux indicateurs et de nouvelles mesures en vue d’un monde du travail décent. Il faut accroître aussi l’échange de données d’expérience et de compétences entre les pays, et renforcer la coopération Sud-Sud, comme on le demande à l’OIT. Il faut enfin une action plus intégrée avec les organisations internationales.

Troisièmement, le dialogue. Il est un élément tout à fait essentiel dans une assemblée qui forme en quelque sorte le parlement du travail. Il est notre image de marque. Mais il ne suffit pas de venir ici et de pratiquer le tripartisme à Genève. C’est chez vous que cela compte le plus, en ces temps difficiles, c’est dans vos pays respectifs qu’il manque le plus. Et, si vous ne faites pas du dialogue social et du tripartisme une réalité chez vous, avec le temps, cela affaiblira certainement l’OIT en tant qu’institution.

Avez-vous assez de courage, de conviction, de sens des responsabilités pour tendre la main à l’autre partie? Ou campez-vous sur vos positions pour dire que vous n’avez pas cédé? Ce serait constater que, faute de s’être engagé, rien n’a été gagné.

Si la Conférence internationale du Travail existe, c’est parce que l’on a compris, dès le premier jour, que la force, la vitalité et la raison d’être de l’OIT tiennent au fait que les travailleurs, les employeurs et les gouvernements se réunissent ici, où ils parviennent à des accords sur la base des valeurs de l’Organisation, accords qui aboutissent à un équilibre, au bon sens.

Refuser de franchir le pas pour essayer de trouver une solution, c’est refuser les possibilités d’entente qui pourraient apporter de la stabilité et de meilleures solutions pour la société. C’est la raison d’être de l’OIT et c’est pourquoi, en cette 100e session, cela peut être fait. Mais il faut pour cela agir dans vos pays respectifs, décider de prendre les mesures nécessaires. Ou vous pouvez sourire et dire: «M. Somavia est comme ça. Il a des idéaux, des valeurs. Il est combatif, a été un militant, il nous dit ce qu’il pense.» Mais, lorsque vous reprendrez l’avion pour rentrer chez vous, demandez-vous s’il ne s’agit là que de simples mots. Penserez-vous que vous assistez à la Conférence chaque année mais que le dialogue social n’a pas d’importance chez vous? Voilà la réflexion que chacun doit mener. Chacun d’entre vous doit réfléchir à cette réalité.

Il s’agit donc de choix importants qui vous appartiennent et auront une incidence sur l’histoire et la finalité de l’OIT.

J’en arrive au quatrième point: la coopération. Pourquoi la coopération? Parce que la plupart de nos objectifs ne pourront pas être atteints si l’on agit seul. Ils dépendent d’autres domaines politiques, d’autres acteurs, d’autres pays et, très souvent, d’intérêts divergents. Nous avons atteint un point important: renforcer la dimension sociale en vue d’une mondialisation équitable n’a jamais été aussi urgent. Par exemple, ne pas parvenir à accroître une demande globale tirée par les revenus, au moyen de possibilités de travail décent et d’investissements dans l’économie réelle dans vos pays respectifs fera reculer l’activité économique mondiale et exacerbe-ra les tensions entre les pays. C’est un fait économique: nous ne pouvons pas agir seuls. Avec la coopération, la mondialisation peut devenir un moteur pour la justice sociale, sinon il sera difficile qu’elle survive.

Nous avons donc besoin de progresser beaucoup dans le sens de la coopération aux niveaux local et international. La coopération Sud-Sud et la coopération triangulaire deviennent des sources dynamiques de solidarité en ces temps d’interdépendance mondiale, et l’OIT est un levier important pour cette action. Le G20, qui sera organisé en France, est une occasion importante de relier politiques macroéconomiques et politiques du marché du travail, et d’intégrer les politiques dont nous avons besoin. Des réunions des ministres des Finances et du Travail sont prévues. Ces réunions doivent être liées entre elles. Ne pas le faire aurait de très mauvais résultats.

Mais, au-delà du G20, il y a les Nations Unies, il y a nous, ici réunis, il y a tout le travail que nous faisons ensemble. Et ensuite, nous revenons chez nous. Il faut conjuguer les politiques macroéconomiques, les politiques du marché du travail et les politiques sociales à l’échelle nationale. Il peut y avoir des discussions internationales, des accords avec le FMI ou l’OMC, entre autres, mais il faut d’abord agir dans les pays.

L’intégration de ces politiques doit donc être re-cherchée. Sans quoi, on poursuivra les politiques menées depuis trente ans, on perpétuera les inégalités et on ne saura pas comment juguler les effets de ces décisions par des moyens politiques. Les inégalités s’accroissent dans le monde et personne ici, dans cette salle, ne peut dire que la situation peut être maîtrisée d’une autre façon. Vous avez donc une responsabilité à assumer, parce que vous agissez dans un cadre tripartite. La dynamique, l’orientation doivent changer.

Nous avons besoin maintenant d’une OIT plus forte.

Je vais essayer de revenir à des réalités très concrètes. La Commission des finances de la Conférence se réunit tous les deux ans pour approuver le budget. Elle examinera demain les Propositions de programme et de budget pour 2012-13. Les débats au Conseil d’administration ont démontré un soutien tripartite extraordinaire en faveur de l’action de l’Organisation, des priorités qui sont présentées en détail dans ce budget et des outils que le Bureau utilise.

Néanmoins, la discussion sur le budget a été difficile, non pas parce que l’action de l’OIT manquait de soutien, mais parce que beaucoup de pays connaissent des difficultés financières graves. C’est pourquoi, malgré le fait qu’une grande majorité a approuvé les recommandations que le Conseil d’administration a transmises à la Commission des finances, j’ai estimé devoir continuer de trouver des moyens pour ajuster le budget. Nous avons déjà procédé à un certain nombre d’ajustements pendant le débat. Mais, en raison de la crise, le Bureau doit faire tout son possible. Il ne s’agit pas seulement d’une décision financière, mais aussi d’une décision politique. Elle a trait à tous les sujets que j’ai évoqués et chacun devra prendre position. Il était de mon devoir d’avancer autant que possible et j’ai procédé à des ajustements parce que le soutien des mandants est très fort. On ne peut pas écouter certains et oublier ceux qui vous ont appuyés. Le Bureau a fait tout son possible. Je remercie ceux qui ont appuyé le budget tel qu’approuvé au sein du Conseil d’administration mais, comme je l’ai dit, j’avais la responsabilité de tenir compte du moment présent, et le Bureau a fait tout ce qu’il a pu, compte tenu des équilibres entre les gouvernements, pour obtenir le soutien le plus ample possible en faveur du budget. Economiser et rechercher l’efficacité est essentiel pour notre action. J’ai demandé au Bureau d’appliquer une approche stratégique et d’autres mesures pour accroître l’efficience et l’efficacité de ses activités. Cet effort redoublé d’efficacité s’applique aussi à la Conférence. J’ai demandé à tout le personnel du BIT qui travaille à la Conférence d’être attentif à nos activités, à nos méthodes de travail, à notre façon d’agir pour faire des économies et formuler des propositions concrètes à cet égard.

Je demande à tous les délégués de participer à cet effort et de partager avec le Bureau leurs idées sur la façon d’améliorer les services du Bureau et de les rendre plus efficaces et moins coûteux, même si ces idées semblent porter sur des détails, par exemple éviter les gaspillages de papier en n’oubliant pas des documents de travail à l’hôtel. Essayons d’acquérir cette culture de l’économie et de l’efficacité, pour faire autant avec moins d’argent. Il ne s’agit pas seulement de débattre sur le nombre de millions, sur le budget qu’examine la Commission des finances, mais de faire en sorte que les mandants tripartites comprennent que, en raison de la crise, il est devenu très difficile de financer l’OIT.

L’année prochaine, à cette période de l’année, alors que je vous recevrai de nouveau à l’occasion de la Conférence internationale du Travail, j’espère pouvoir vous dire ce qui a changé, en matière de coûts, grâce à l’analyse que nous aurons réalisée cette année.

Je voulais terminer ma longue intervention en évoquant la question des finances parce qu’il me semble fondamental de parler avec vous des incidences qu’auront les décisions de cette année sur le budget.

En conclusion, j’aimerais une fois de plus vous encourager à saisir l’occasion de la 100e session de la Conférence pour réfléchir à ces questions et au rôle à l’avenir de l’Organisation. Notre histoire, nos valeurs, nos responsabilités nous y obligent. N’oublions pas que, alors que nous nous exprimons, il y a un engagement courageux, dans le monde arabe et ailleurs, de gens qui lancent un message très important: pour qu’il y ait un véritable changement, il faut une mobilisation populaire, sociale et pacifique pour que les revendications des peuples soient au centre des décisions politiques. Je suis convaincu que l’OIT, organe tripartite, doit aussi entendre ces revendications. Soyons aussi ambitieux que l’ont été nos prédécesseurs. Faisons en sorte que ces possibilités de changement deviennent une réalité.

Je suis latino-américain, j’ai une façon très enthousiaste de m’exprimer. Et, en des termes enthousiastes et simples, j’aimerais vous dire que ce que j’ai évoqué aujourd’hui a des implications profondes sur notre institution. Ce qui pourrait nous arriver de pire ici, et je m’adresse ici aux employeurs, aux travailleurs, aux gouvernements, y compris à cette partie du gouvernement qui n’est pas ici, que sont les puissances financières et monétaires, ce qui pourrait arriver de pire serait que l’OIT tripartite donne l’impression qu’elle n’est pas apte à relever les défis, qu’elle le pouvait hier mais non aujourd’hui. Je ne crois pas que cela soit le cas. Je suis convaincu que nous sommes à la hauteur de cette tâche et, de fait, nous disposons de la Déclaration de 2008 ou encore du Pacte mondial pour l’emploi. Mais il est impérieux de faire comprendre que les gens qui souffrent peuvent se faire entendre dans la communauté internationale et qu’au moins une entité les entend: l’OIT.