Questions and answers

Entretien avec Jayati Ghosh, lauréate du Prix pour la recherche sur le travail décent de l’OIT

Les lauréates du Prix pour la recherche sur le travail décent, les Prs Jayati Ghosh et Eve C. Landau se sont adressées au Conseil d’administration du BIT le 11 novembre; elles ont préconisé des réformes économiques basées sur le travail décent pour faire face aux enjeux actuels des marchés du travail dans le monde. L’économiste indienne Jayati Ghosh figurait aussi parmi les milliers de participants à la Conférence internationale du Travail à Genève. Travail s’est entretenu avec Mme Ghosh qui est professeure à l’Université Jawaharlal Nehru en Inde et Secrétaire générale de l’IDEAS (une association d’économistes du développement international).

Article | 11 novembre 2011

Que doit-on faire pour être sûr que la croissance génère des emplois de qualité?

Jayati Ghosh: Tout d’abord, nous devons réorienter les politiques économiques. En observant les économies en développement qui réussissent, on constate que leur stratégie a, la plupart du temps, consisté à fonder leur croissance sur les exportations, même lorsqu’elles pouvaient disposer d’un vaste marché interne. Leur principal objectif a toujours été d’essayer d’exporter davantage. Une fois que vous êtes engagés sur cette voie, vous devez vraiment maintenir vos salaires à bas niveau afin de maîtriser vos coûts. Il ne s’agit donc pas de laisser croître votre demande de consommation interne, parce qu’une fois que vous l’aurez fait, votre capacité à être un exportateur compétitif s’en trouvera freinée. Vous obtenez donc des politiques de taux de change faibles, de bas salaires et, par principe, vous ne laissez pas les gains de productivité se traduire par des hausses de salaires.

C’est vrai de la Chine mais c’est aussi ce à quoi aspirent les autres. L’autre exemple est l’Allemagne qui est cité comme une grande réussite. Je crois vraiment que pour un modèle durable, il nous faut nous orienter vers une croissance tirée par les salaires et la consommation dans la plupart des pays qui ont un potentiel de développement très, très rapide. Il ne s’agit pas seulement des BRICS mais aussi de l’Argentine, du Mexique, de l’Indonésie – tous ces pays ont de forts potentiels, des populations nombreuses, et de réelles marges de manœuvre pour se tourner vers une croissance tirée par les salaires et par l’emploi.

Est-ce que cela fonctionne pour les Pays les moins avancés (PMA)?

Jayati Ghosh: Absolument. On pense généralement qu’on ne peut rien faire d’autre qu’exporter. Ce n’est pas vrai. Le problème avec la plupart des PMA, c’est qu’ils ne sont pas capables de se diversifier au point de pouvoir même exporter. S’ils se tournent vers la production manufacturée, ils subissent la concurrence à la baisse des Chinois; quand ils produisent des matières premières, nous savons tous quels problèmes ils rencontrent: il y a un boom actuellement, mais il est très volatile. Selon la taille de la population, une grande partie de l’Afrique subsaharienne a de véritables possibilités de trouver des débouchés en s’appuyant sur une croissance tirée par les salaires et l’emploi dans la région. En Afrique du Sud, vous pouvez le faire de façon beaucoup plus significative. Il y a un très fort potentiel pour cela. Cela suppose de compter un peu plus sur les marchés régionaux et pas sur le seul marché intérieur.

Comment pouvez-vous convaincre les gouvernements et les donateurs de ne pas seulement souscrire à l’Agenda pour le travail décent mais de l’appliquer vraiment?

Jayati Ghosh: La première chose, c’est que quand vous dites que la croissance doit être tirée par les salaires, on vous répond généralement qu’avec la mondialisation ce n’est plus possible. C’est une grave erreur. Vous vous rendez compte que les limites sont atteintes dans toutes les régions. Le marché américain ne sera plus le moteur de la croissance mondiale. Nous devons trouver d’autres sources de dynamisme dans l’économie mondiale. Il existe un gros potentiel de dynamisme dans les pays très peuplés où les besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits. Même le secteur privé est intéressé; ce n’est pas seulement au secteur public de le faire.

Dans certaines régions, le marché est potentiellement vaste à condition que le secteur public intervienne pour fournir les infrastructures indispensables. Une route praticable en tout temps doit desservir chaque localité; chaque foyer doit avoir accès à l’électricité, à l’eau et à l’assainissement; il faut pouvoir disposer de biens et de services de première nécessité comme la nourriture et les soins de santé. Dès que vous augmentez les dépenses sociales, vous créez aussitôt un marché.

Pouvez-vous nous donner un exemple?

Jayati Ghosh: Prenez le cas de mon pays, l’Inde, où 40 pour cent des ménages ruraux n’ont pas l’électricité et un tiers des villages n’a pas de routes praticables en tout temps. Les systèmes d’éducation, de santé et d’assainissement sont largement sous-équipés. Le seul fait de les équiper de manière satisfaisante permettrait de créer massivement des emplois et donc de bénéficier d’un effet multiplicateur très positif des dépenses engagées par les personnes qui obtiennent ces emplois. Quand il y aura des dépenses dans ces régions, des emplois seront créés, à la fois directement et indirectement. Ce n’est pas seulement une «bonne action» en termes de bien-être; c’est aussi très rentable au plan macroéconomique.