Faire de la crise une chance: le rôle de la sécurité sociale face à la crise et à la reprise

Avant même la crise économique actuelle, les systèmes nationaux de sécurité sociale étaient soumis à rude épreuve au plan politique et économique. Dans les pays industrialisés, leur coût était perçu comme trop élevé, alors que dans de nombreux pays en développement ils étaient tout simplement considérés comme inabordables. Aujourd’hui, la crise économique et sociale a modifié les perceptions. Les systèmes de sécurité sociale sont de plus en plus appréciés comme d’utiles amortisseurs économiques en période de crise. Michael Cichon, directeur du Département de la sécurité sociale au BIT, aborde la sécurité sociale en temps de crise et à l’aube d’un nouveau paradigme du développement.

La crise économique et sociale en cours constitue une menace pour le bien-être de millions de personnes dans notre économie mondialisée. Dans les années à venir, elle pourrait acculer des millions de personnes au chômage, voire à la pauvreté.1

Pour la plupart des gens dans le monde, l’existence ressemblait déjà à une crise, avec 40 pour cent de la population mondiale vivant avec moins de 2 dollars par personne et par jour. Des millions d’enfants mouraient avant l’âge de cinq ans parce que leurs parents n’étaient pas en mesure de leur procurer une alimentation ou des soins médicaux adéquats. Des centaines de millions de travailleurs manquaient de revenus suffisants pour soutenir leur famille et des millions de personnes âgées travaillaient littéralement jusqu’à l’épuisement parce qu’elles ne disposaient d’aucune pension ni assistance sociale.

La sécurité sociale est l’instrument opérationnel le plus rapide pour sortir de la pauvreté. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, ce sont des instruments et des mesures qui répondent – au-delà de la crise actuelle – aux besoins sociaux permanents des populations dans le monde.

Au fil des décennies, les programmes de sécurité sociale dans l’Union européenne (UE) et dans les pays de l’OCDE sont parvenus à réduire les inégalités de revenus et la pauvreté. De manière générale, plus les dépenses sociales sont élevées, plus la pauvreté est réduite.

Tout aussi importants, les systèmes de sécurité sociale ne répondent pas seulement à des besoins sociaux, ils correspondent aussi à une nécessité économique. L’importance de la sécurité sociale conçue comme une condition préalable à la croissance plutôt qu’un fardeau pour la société prenait déjà lentement racine dans le débat sur les politiques de développement avant que la crise ne frappe l’économie mondiale. Cependant, la crise a agi comme un accélérateur dans le débat sur la sécurité sociale.

En période de crise, les revenus de transfert, en particulier l’assistance sociale et les prestations de sécurité sociale versées aux travailleurs sans emploi et à d’autres allocataires vulnérables, agissent comme des stabilisateurs socio-économiques. Ces prestations évitent non seulement aux populations de sombrer davantage dans la pauvreté, mais elles limitent aussi la contraction de la demande, écourtant ainsi une récession potentiellement approfondie.

Ce rôle stabilisateur des régimes de sécurité sociale est explicitement accepté par la plupart des gouvernements aujourd’hui. Les pays industrialisés ont mis en œuvre des plans de relance qui visent à s’attaquer au problème du chômage croissant et de la vulnérabilité sociale de leurs citoyens grâce aux régimes de sécurité sociale. Les principales mesures prises comprennent des allocations chômage plus élevées et plus souples, des prestations sociales accrues pour les ménages les plus fragiles et un financement supplémentaire pour l’extension de la couverture de sécurité sociale dans d’autres secteurs.

La plupart des gouvernements ont eu recours aux systèmes de transferts sociaux existants pour répondre au besoin croissant de protection pendant la crise, démontrant l’utilité des systèmes de sécurité sociale permanents pour gérer les crises. Le rapport de l’OIT pour le Sommet du G20 à Pittsburgh (voir l’article consacré à cette question dans la rubrique Nouvelles) a révélé que les effets sur l’emploi de ce que l’on appelle les «stabilisateurs automatiques» (c’est-à-dire les régimes de sécurité sociale) grâce à la stabilisation de la demande étaient probablement tout aussi importants que les effets des plans de relance qui ont fait l’objet de tellement de débats.2

Les défis de la sécurité sociale

A côté de l’impact direct de la crise sur le financement de la sécurité sociale et de la demande accrue sur les systèmes de sécurité sociale (voir l’article sur la sécurité sociale en réponse à la crise dans ce numéro), ces derniers sont confrontés à un certain nombre de défis systémiques à long terme.

Ce qui constitue un défi à la pérennité financière des systèmes de sécurité sociale dans les pays industrialisés et fait régulièrement la une des journaux, c’est l’évolution du contexte démographique (voir l’article sur le vieillissement des sociétés dans ce numéro). Le vieillissement a été mis en avant comme la principale raison de réformer les retraites au cours des vingt dernières années. Le mythe sous-jacent, c’est qu’en remplaçant le montant des prestations financées par la solidarité par un financement basé sur l’épargne individuelle les dépenses diminueraient automatiquement. Changer le système de financement ne va pourtant pas résoudre le problème des dépenses, sauf s’il conduit à une réduction des niveaux de prestations. Le revenu des personnes inactives doit être financé, d’une manière ou d’une autre, avec le PIB actuel, et les actifs devront financer les revenus de transfert des inactifs et des retraités.

Il est évident que la hausse du nombre de personnes âgées va faire augmenter les dépenses de retraite et de soins médicaux dans les décennies à venir. Cependant, compte tenu des mesures de consolidation des dépenses que de nombreux pays ont déployées depuis vingt ans, elles ne constituent pas une grande menace pour l’équilibre financier des systèmes nationaux de protection sociale et/ou l’équilibre budgétaire des finances publiques.

Même si, dans le pire des cas, le défi démographique n’était pas bien géré, ses effets sur la pérennité des systèmes nationaux de transferts sociaux, même dans les pays où ces systèmes sont très développés, pourraient être moins graves qu’on ne le croit généralement. Les dernières prévisions disponibles du Comité de politique économique de l’Union européenne sur le coût collectif de prestations de sécurité sociale, qui augmentent en raison du vieillissement des populations, indiquent que la hausse moyenne des dépenses sociales au niveau national sera probablement inférieure à cinq points de pourcentage du PIB au cours des cinquante prochaines années, ce qui est considérable mais pas ingérable.

Néanmoins, il existe entre les pays de fortes disparités qui ont moins à voir avec le processus de vieillissement lui-même qu’avec les caractéristiques particulières des programmes, notamment leur financement, leur éligibilité et la générosité des prestations. Certains de ces problèmes devront être traités en combinant des mesures de maîtrise des coûts, la hausse des revenus et la réallocation des ressources entre les différentes branches de la sécurité sociale. Le vieillissement va poser un problème de gestion réel, mais pas insurmontable.

Etendre la sécurité sociale

Certes, les pays en développement seront aussi confrontés à ces défis démographiques dans une certaine mesure, mais leur principal problème aujourd’hui est d’étendre la couverture de la sécurité sociale. Les estimations actuelles indiquent que 80 pour cent de la population mondiale sont actuellement privés d’une protection sociale adéquate.

La première priorité est de leur procurer une sécurité sociale de base qui leur permette de vivre sans peur existentielle permanente. Grâce à des études financières, l’OIT a montré qu’il était possible de financer tout ou partie des éléments de ce «socle de protection sociale» de base, même dans les pays à bas revenus. Dans certains cas, une introduction progressive et un minimum de soutien des donateurs peuvent être nécessaires. Ou, comme l’a dit le Directeur général du BIT, Juan Somavia, il y a quelques années: «le monde ne manque pas de ressources pour éradiquer la pauvreté, seules les bonnes priorités lui font défaut».

Une trentaine de pays en développement ont déjà réussi à prendre des mesures pour introduire les premiers éléments d’un socle de protection sociale nationale sous forme de programmes de transferts monétaires (voir l’article sur la sécurité sociale pour tous). C’est pourquoi ils sont maintenant dans une bien meilleure position pour faire face aux retombées sociales de la crise, les systèmes de transferts monétaires pouvant être utilisés comme des mécanismes de réponse flexibles.

Même si l’expérience internationale et les calculs de l’OIT montrent qu’un modeste socle de protection sociale, au moins en partie, est abordable pour presque tous les pays, le concept doit être étudié dans le cadre d’un processus de dialogue national transparent qui peut impliquer de fixer des priorités et de réaliser des choix difficiles. Il existe tout un éventail de possibilités. Augmenter les impôts, rendre l’imposition plus progressive et la collecte de l’impôt plus efficace, et garantir l’efficacité des systèmes existants figurent parmi les principaux défis.

Réponses politiques communes de l’OIT et de l’ONU

Dans le cadre de l’unité d’action de l’ONU, le Comité de haut niveau des Nations Unies sur les programmes élabore une initiative pour un Socle de protection sociale. De concert avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et un certain nombre d’autres agences, l’OIT dirige cette mission. La conclusion d’une coalition d’agences internationales et de donateurs permettant aux pays de planifier et d’appliquer des mécanismes de transferts sociaux durables sur la base du concept de socle social est au cœur du programme.

Cette approche du minimum social garanti a été entérinée par le Pacte mondial pour l’emploi que la Conférence internationale du Travail a adopté en juin 2009. Le pacte exige des pays qui ne disposent pas encore d’une sécurité sociale universelle qu’ils construisent «une protection sociale adéquate pour tous fondée sur un socle de protection sociale» et exhorte «la communauté internationale […] à fournir une aide au développement, notamment un soutien budgétaire, pour instaurer un socle de protection sociale de base à l’échelon national».

Dans le contexte de sa Campagne mondiale sur la sécurité sociale et la couverture pour tous, l’OIT fait déjà la promotion des transferts sociaux, l’un des éléments du socle de protection sociale. Le concept stratégique de la campagne comporte deux dimensions. La première dimension «horizontale» concerne l’extension de la sécurité d’un revenu de base et de l’accès aux soins de santé, même à un modeste niveau, à l’ensemble de la population. La seconde dimension «verticale» s’efforce de fournir un plus haut niveau de sécurité du revenu et l’accès à des soins de santé de meilleure qualité de façon à préserver le niveau de vie des populations même lorsqu’elles sont confrontées à d’importants aléas de la vie tels que le chômage, les problèmes de santé, l’invalidité, la perte du soutien de famille et la vieillesse.

Cependant, aucune discussion sur les garanties ne doit faire oublier la question de la charge financière. Une stratégie nationale d’avant-garde de la sécurité sociale et le diagnostic des besoins prioritaires peuvent contribuer à ordonnancer la mise en œuvre des divers programmes sociaux et instruments politiques. Au fur et à mesure de leur développement économique, les pays peuvent faire progresser leur système de sécurité sociale en parallèle, étendre sa portée, son niveau et la qualité des prestations et des services fournis. Cela peut se faire dans le cadre des conventions de l’OIT, en particulier grâce à un plus grand nombre de ratifications de la convention de référence (n° 102) de l’OIT.

Les enjeux peuvent se résumer en quelques questions

Comment un niveau minimum de protection sociale pour tous – y compris et avant tout pour les plus vulnérables – peut-il être mis en place? Comment sécuriser ou augmenter l’espace budgétaire nécessaire aux transferts sociaux – par une plus grande efficacité des dépenses existantes, par la réallocation de budgets, ou par de nouvelles ressources? Comment peut-on stabiliser financièrement les systèmes de sécurité sociale parvenus à maturité et comment peut-on garantir des niveaux de prestations adéquats au regard des contraintes budgétaires et des pertes de réserves dues à la crise?

Les réponses à ces questions relèvent de la bonne gouvernance plutôt que de la recherche de nouveaux modèles. L’histoire récente nous a montré qu’un bon modèle et un espace budgétaire suffisant sont la condition nécessaire de la pérennité des systèmes de sécurité sociale. Une partie raisonnable des moyens budgétaires alloués aux transferts sociaux peut être négociée dans toutes les sociétés.

La crise nous rappelle brutalement que l’économie mondiale a besoin de concepts sociaux globaux et de mesures de protection audacieuses qui s’efforcent de garantir que chacun est intégré et bénéficie du processus de développement mondial. A l’échelle mondiale, la croissance des inégalités et de l’insécurité, le risque perçu comme grandissant de troubles civils, parlent d’eux-mêmes. La sécurité sociale doit s’étendre davantage encore.

La question est aujourd’hui de savoir si nous sommes à un carrefour stratégique de l’histoire des politiques de développement qui nous permette de rechercher un nouveau paradigme combinant des politiques économiques et sociales ou si nous allons retourner à l’expédition des affaires courantes une fois que les premiers signes de reprise se seront concrétisés.

1 Qui a été discuté fin septembre lors de la «Réunion tripartite d’experts du BIT sur les stratégies d’extension de la couverture de sécurité sociale».

2 Voir Protéger les personnes, promouvoir l’emploi, Étude des mesures pour l’emploi et la protection sociale prises par les pays en réponse à la crise économique mondiale. Un rapport du BIT au Sommet des dirigeants du G20, Pittsburgh, 24-25 septembre 2009, pp. 46-47.