Intervention de Bernadette Ségol, Secrétaire générale de la CES 9ème Réunion régionale européenne de l'OIT

Déclaration | Oslo | 8 avril 2013
[Seul le texte prononcé fait fois]

Madame la Présidente,
Monsieur le Premier Ministre,

Merci de me donner la parole au nom du groupe des travailleurs, et merci à l'OIT pour le rapport qui a été soumis à notre discussion et qui nous donne beaucoup de grain à moudre.

Je voudrais me concentrer sur un certain nombre de messages.

Pour les syndicats, la réponse à la crise est un échec à plusieurs titres.

La réponse à la crise est un échec économique.

On nous promettait des chiffres de croissance en échange des politiques d'austérité. Le "on", c'est essentiellement la Commission européenne, mais aussi le Fonds monétaire international et l'OCDE. Mais ces promesses ne se matérialisent pas. Le retour à la croissance est toujours repoussé à plus tard. Et les objectifs affichés de la réduction de la dette et des déficits publics sont bien loin d'être atteints.

Je crois qu'il serait intéressant de regarder quelles étaient les prévisions de croissance et de constater quelle est la réalité.

En 2010, lors de l’application du premier plan d’ajustement, les services de la Commission estimaient que la croissance économique reviendrait en Grèce dès 2012. On nous annonçait en 2012 +1.1% du PIB. On nous annonçait que le chômage ne dépasserait pas 15% et que la dette publique grecque ne dépasserait pas 150% en 2013.

Je ne vous dirai pas quels sont les chiffres actuels car vous les connaissez. Mais ces chiffres sont dramatiques.

La réponse à la crise n'a pas non plus rassuré les marchés.

Ce qui a rassuré les marchés, c'est beaucoup plus l'action de la Banque centrale européenne. C'est beaucoup plus la stabilité des pays et le dialogue.

En effet, les marchés sont plus sensibles à la stabilité politique d'un pays, à ses perspectives de croissance - quelques mots ont été dits sur la situation au Japon - qu'aux réformes structurelles mises en place et aux mesures d'austérité qui sont prises.

Pour nous, la réponse à la crise est aussi et tout d'abord un échec social.

Le chômage est en augmentation, les derniers chiffres sont terribles: pour la zone euro, 12%, plus de 25% des jeunes au chômage et plus de 50% dans un certain nombre de pays - on mentionne l'Espagne et la Grèce. On voit partout le développement des emplois précaires, et le nombre de travailleurs pauvres est en augmentation. Partout aussi, les droits fondamentaux des travailleurs et la négociation collective sont attaqués, affaiblis, voire annihilés.

Mais la réponse à la crise est un échec social parce qu'elle est injuste: la pauvreté et les inégalités augmentent.

Et ceux et celles qui paient ne sont pas ceux et celles qui ont spéculé. Nous savons que les dettes publiques ont été multipliées par deux, voire par trois, à cause du sauvetage des banques. Et maintenant ce sont ceux et celles qui ont un salaire minimum ou un salaire faible qui doivent payer. C'est injuste moralement, et c'est aussi dangereux socialement.

Pour nous, il faut donc changer de cap. Il faut changer de cap et de politique pour retrouver une croissance soutenable et un emploi de qualité.

C'est le retour à la croissance et à l'emploi qui doit avoir la priorité. La réduction de la dette et des déficits publics est importante. Je le souligne, nous ne sommes pas des organisations irresponsables. Mais pour rendre cela possible, il ne faut pas étouffer la croissance par une politique aveugle de réformes structurelles et d'attaques sur les droits collectifs.

J'entends très souvent, trop souvent, que le pire est derrière nous.

En face des chiffres du chômage que nous avons, dire cela a quelque chose d'indécent, parce que c'est considérer que le chômage est simplement une conséquence malheureuse d'une politique, et que nous devons tout simplement accepter cet état de fait.

Comment sortir de cette crise?

Notre réponse évidemment est en ligne avec notre analyse.

Pour en sortir, il faut un moratorium des politiques d'austérité. Il faut arrêter de couper dans les stabilisateurs sociaux que sont la protection de l'emploi, les allocations de chômage, le salaire minimum. Ça ne fait qu'empirer la situation.

Pour en sortir, il faut arrêter de penser que les réformes structurelles sont la panacée universelle. Les contrats ont été très largement flexibilisés en Espagne, et dans beaucoup d'autres pays européens, et pourtant presque la totalité des nouveaux emplois offerts sont des emplois précaires.

Pour nous, la promotion aveugle des réformes structurelles n'a pas de fondement économique, mais souvent un fondement idéologique.

S'il y a des réformes à faire, elles doivent être négociées et elles doivent être mesurées à l'aune de leur efficacité économique et sociale.

Pour en sortir, il faut des plans d'investissement pour une croissance soutenable. Dans l'UE, nous demandons un plan d'investissement d'au moins 1% du PIB de l'UE, qui soit consacré à des investissements soutenables et créateurs d'emploi.

C'est un objectif parfaitement crédible. On sait à l'heure actuelle que 1000 milliards d'euros sont perdus par les états à cause de la fraude, de l'évasion fiscale ou du travail non déclaré - le Parlement européen a dans ses mains un rapport à ce sujet réalisé par des experts de la taxation. Et quand on sait aussi qu'en quelques jours les pays européens ont été capables de garantir ce même montant pour sauver les banques, nous ne comprenons pas comment on ne peut pas mobiliser 130 milliards d'euros pour soutenir l'emploi et la croissance.


Je voudrais insister ici sur le rôle que la fiscalité doit jouer dans ces plans de relance. Il faut en finir avec les paradis fiscaux. Les développements récents - je pense particulièrement ici à Chypre mais aussi à d'autres pays - sont une indication de l'ampleur du problème.

Si on prenait les mesures nécessaires pour arrêter cet insupportable état de fait, on pourrait utiliser ces revenus fiscaux importants pour financer des investissements créateurs d'emploi.

Dans la même ligne, il faut aussi en finir avec la concurrence fiscale entre les entreprises. Offrir une taxation moindre aux entreprises, c'est créer une forme de paradis fiscal.

Il faut changer la politique salariale. La réduction de la part des salaires et l'augmentation de la part des profits ne s'est pas traduite par une augmentation des investissements. La baisse des salaires, c'est une baisse de la demande. La chute des salaires réels a été accompagnée par une détérioration du déficit public.

Pour en sortir, il nous faut une politique qui favorise la qualité du travail et la qualité des salaires. On ne sortira pas de la crise en augmentant le nombre de travailleurs pauvres. Pour la CES, un salaire décent est un salaire qui est en ligne avec la direction donnée par le Conseil de l'Europe, c.à.d. 60% du salaire moyen d'un pays donné.

Pour en sortir, il faut éliminer l'économie casino, ne pas oublier la responsabilité essentielle du secteur financier dans cette crise. Il faut maîtriser la finance et, bien souvent, à l'heure actuelle, nous l'oublions.

Monsieur le Directeur général,
Cher Guy,

L'OIT a un rôle important à jouer dans ce moment de crise, en Europe, mais aussi dans le monde.

D'abord parce que la promotion et la défense des droits fondamentaux des travailleurs, qui est l'objectif principal de l'OIT, est plus importante que jamais.

Retourner à des salaires de misère, à des conditions de travail insoutenables, refuser la négociation et le dialogue ne sont pas la solution. La solution n'est pas de laisser se développer le dumping social et salarial.

L'objectif de toute société, et de toute intégration régionale, comme l'UE, c'est le progrès dans la justice sociale. L'OIT est là pour le rappeler à tous les niveaux et à contribuer, par ses normes, à mettre cet objectif en pratique.

Ces normes ne sont pas appliquées comme elles devraient l'être; je pense aux conventions sur le travail forcé, et la liberté syndicale par exemple en Biélorussie; je pense au respect du droit de grève, et nous nous réjouissons que le comité d'experts sur la mise en application des conventions et recommandations considère que les restrictions au droit de grève, pour le cas Laval, n'aient pas été respectées; je pense au respect des négociations collectives qui ont été violées en Grèce, en Roumanie, en Bulgarie et dans d'autres pays.

Mais l'OIT a aussi un rôle important à jouer pour promouvoir le dialogue social. Qu'il soit bi- ou tripartite, selon les cas et les nécessités.

Sans dialogue, pas de cohésion sociale, et pas de solution soutenable à moyen et long terme.

Sans dialogue, pas de vraie démocratie. La démocratie ne s'arrête pas au bureau de vote; la démocratie se continue dans les entreprises, lorsque, par la négociation, les syndicats et les employeurs négocient.

La démocratie se développe aussi lorsqu'un dialogue tripartite est nécessaire pour trouver les solutions adaptées. Nous en avons eu l'exemple en Norvège la nuit dernière.

Mais ce dialogue doit être réel, pas formel, pas fictif. Nous savons que, dans de nombreux pays, ce n'est pas le cas.

En conclusion, je voudrais dire que le modèle social européen, qui est fait de services publics de qualité, de protection sociale et de négociation, est un modèle progressiste, pas passéiste. C'est un modèle enviable parce qu'il assure justice, progrès économique et cohésion sociale. C'est un modèle qui réussit: les pays qui se sortent le mieux de la crise sont les pays où ce modèle est le plus développé. La concurrence vers le bas, le dumping salarial, le dumping social, le dumping dans les conditions de travail nous ramène en arrière.

Nous, travailleurs, demandons un contrat social pour l'Europe, qui promeuve la négociation et le dialogue social, qui promeuve une gouvernance économique qui favorise la croissance soutenable, la qualité du travail et la justice fiscale, et c'est cela que nous allons essayer de défendre et de promouvoir ici.