Questions et réponses sur la croissance, l’emploi productif et le travail décent dans les PMA

En préparation de la Quatrième Conférence de l’ONU sur les Pays les moins avancés (PMA IV), l’Organisation internationale du Travail (OIT) a produit un rapport intitulé «Croissance, emploi productif et travail décent dans les PMA» qui prône une évolution des politiques en faveur du travail décent dans les PMA. Le SLNG (Service de liaison des Nations Unies avec les ONG) s’entretient avec José Manuel Salazar-Xirinachs, Directeur exécutif pour l’emploi au BIT sur les principaux apports et recommandations du rapport.

Article | 6 mai 2011

Au cours de la dernière décennie, la plupart des PMA ont connu des taux de croissance exceptionnellement élevés – souvent plus de 7 pour cent par an. Pourtant, les résultats en matière de création d’emplois décents et de réduction de la pauvreté ont été très décevants. En quoi les modèles de croissance en place ont-ils échoué?

Le problème est que la croissance du PIB [produit intérieur brut] est en elle-même une mesure très limitée de la réussite. Il faut s’intéresser à d’autres indicateurs: le schéma de croissance sectorielle, les emplois créés par la croissance, les revenus qui en sont tirés, la réduction de la pauvreté, l’accès du plus grand nombre aux offres d’emplois et aux services sociaux. Dans de nombreux PMA, la forte croissance est très concentrée sur une ou deux industries extractives et liée aux prix très élevés des matières premières. Cela fait grimper le taux moyen de croissance. Mais les gens ne vivent pas avec des moyennes. Dans la plupart des PMA, les capacités productives de l’industrie et de l’agriculture demeurent limitées; les exportations sont concentrées sur une gamme étroite de produits, la vulnérabilité aux chocs externes est forte; la productivité moyenne est la plus faible au monde, reflétant le poids écrasant de l’économie informelle; de 2000 à 2009, l’emploi a augmenté de 2,9 pour cent – davantage que la croissance démographique mais bien en-dessous de celle du PIB; l’industrie représente à peine 10 pour cent des emplois; la part des travailleurs rémunérés ou salariés n’a que légèrement augmenté, passant de 14 à 18 pour cent entre 2000 et 2008; la majorité des travailleurs est toujours confinée dans des formes d’emploi vulnérable ou informel qui ne peuvent pas les hisser au-dessus du seuil de pauvreté.

Dans notre rapport, nous montrons que lorsque le secteur manufacturier occupe une place importante, le marché du travail est moins volatil et obtient de meilleurs résultats, à savoir un nombre réduit de travailleurs pauvres et un niveau élevé de productivité. On observe une nette différence entre les PMA africains et les PMA asiatiques. Les PMA d’Asie ont une proportion plus élevée d’usines et une structure plus diversifiée de la production. Nous avançons l’idée que promouvoir la croissance de l’industrie a d’importants effets de développement. Nous rappelons ce qui devrait être une évidence: «ce que produit un pays compte»; le défi politique est d’accélérer et maintenir la croissance, mais aussi d’améliorer la qualité de cette croissance, à travers une structure de production plus diversifiée et un mode de croissance plus intégrateur socialement et plus créateur d’emplois.

Que faudrait-il pour transformer fondamentalement les modèles de croissance afin d’augmenter radicalement la création d’emplois de qualité dans les PMA au cours des dix prochaines années?

Si vous acceptez l’argument concernant la qualité de la croissance, alors vous devez aussi reconnaître que l’Etat doit jouer un rôle très important en matière de planification, de coordination et de cohérence des politiques menées dans les PMA pour accélérer la croissance, améliorer sa qualité et sa propension à créer des emplois. Il ne s’agit pas simplement de laisser les marchés agir à leur guise ou de promouvoir le libre-échange. La force du secteur privé et l’esprit d’entreprise ne sont libérés que si les conditions le permettent. La question est de savoir quelles sont ces conditions. L’Etat doit créer un environnement favorable aux entreprises, en facilitant les investissements grâce à un bon environnement macroéconomique et régulateur, en améliorant les services publics et les institutions, en engageant des investissements massifs dans l’éducation et la formation, ainsi que dans les infrastructures de base. Dans tous les pays émergents qui ont réussi, l’Etat a été proactif, pas passif, en encourageant les réformes productives et le progrès. Le principal défi politique du développement est celui du renforcement des capacités des individus, des entreprises et des institutions publiques à tous les niveaux. La véritable richesse d’une nation, c’est son peuple, pas ses ressources naturelles. Si un pays a la chance de disposer de ressources naturelles, il a alors le pouvoir d’investir dans sa population, pas de concentrer la rente sur une petite catégorie de ses citoyens.

Dans le rapport, nous identifions plusieurs pistes pour transformer les modes de croissance.

Premièrement, l’agriculture a été négligée pendant une longue période et a de ce fait stagné. Les investissements dans les infrastructures furent insuffisants, la libéralisation des échanges agricoles trop rapide et les aides d’Etat aux agriculteurs démantelées. L’agriculture devrait redevenir une haute priorité politique: l’intégralité des efforts devrait être consacrée au soutien aux petits agriculteurs.

Deuxièmement, ne pas promouvoir le secteur manufacturé et l’industrialisation est une erreur. Dans quatre PMA seulement, le secteur manufacturé représente plus de 15 pour cent du PIB en 2009. Dans 30 pays sur 49, il ne dépasse pas les 10 pour cent du PIB. Dans plus de la moitié des PMA, sa part du PIB a vraiment reculé au cours des vingt dernières années. Les PMA devraient s’intéresser au secteur manufacturé et le promouvoir activement parce qu’il contribue à une plus forte productivité, à l’apprentissage de compétences de production et à la diversification économique. Un secteur des services hautement productif est généralement lié à un secteur industriel prospère. Sans industrie, une vaste partie des services ont tendance à être des services économiques informels, à faible productivité.

Troisièmement, les investissements dans les infrastructures sont aussi essentiels. La façon dont les infrastructures sont bâties et entretenues peut vraiment faire la différence en termes d’effets multiplicateurs d’emploi. Les PMA doivent veiller à ce que les investissements d’infrastructure ne soient pas seulement revalorisés mais qu’ils soient pensés et mis en œuvre avec l’objectif spécifique de dynamiser l’emploi.

Quatrièmement, les politiques d’éducation, de formation, d’investissement et de technologie sont les moteurs de l’évolution de la production et de la création d’emplois productifs. Les politiques éducatives doivent être partie intégrante des politiques de développement industriel. Le rapport montre que dans les pays émergents à succès, la réussite scolaire, mesurée par le nombre moyen d’années de scolarité (AYS en anglais) a précédé l’évolution de la production. Les pays dont l’AYS est plus courte ont une industrie qui pèse moins dans leur PIB. Les pays où l’AYS est plus longue ont une part plus importante de leur PIB générée par le secteur industriel et une plus grande diversification. Il conviendrait de renforcer les liens entre les politiques d’éducation et de formation d’un côté et les politiques de transformation industrielle et productive de l’autre. Pour que la phase de rattrapage crée des emplois, il convient de promouvoir des processus de modernisation et d’apprentissage rapides.

Cinquièmement, dans les PMA, moins de 10 pour cent de la population économiquement active ont accès à la protection sociale et moins d’une personne âgée sur 20 reçoit une pension vieillesse. Des politiques de protection sociale efficaces sont un investissement essentiel dans le développement humain et une contribution à la croissance et à l’emploi productif.

Sixièmement, le respect des droits des travailleurs. Les PMA n’ont pas encore totalement développé les structures de gouvernance nécessaires au respect des obligations internationales, y compris les conventions de l’OIT, et sont confrontés à de graves difficultés pour les mettre en œuvre en raison du manque de capacités et de ressources. Quinze des 49 PMA n’ont pas encore ratifié une ou plusieurs des huit conventions fondamentales de l’OIT, alors que 47 des 49 pays n’ont ratifié aucun des quatre instruments de gouvernance de l’OIT.

Ce que vous décrivez implique un changement fondamental dans l’état d’esprit des donateurs et institutions financières internationales (IFI) afin qu’ils acceptent un rôle plus proactif de l’Etat dans l’économie, y compris des politiques macroéconomiques plus favorables à l’emploi…

Oui, en effet. Selon leurs propres termes, les IFI ont maintenant largement reconnu de nombreuses erreurs politiques dans leurs prescriptions aux PMA par le passé: la négligence de l’agriculture, la croyance que les infrastructures peuvent être construites par le seul secteur privé, la conviction que seul le libre-échange pourrait libérer les exportations, sans prêter suffisamment d’attention au climat d’investissement et de restrictions du côté de l’offre, le biais idéologique en faveur du modèle idéal du marché et contre le rôle proactif de l’Etat et des politiques publiques. Elles avaient aussi une conception trop étroite des équilibres et des politiques macroéconomiques. Les donateurs s’enfermaient dans leurs propres erreurs: beaucoup ont mis l’accent sur les programmes «d’assistanat» centrés sur les transferts sociaux et les services aux plus pauvres; ils n’ont pas vu que la meilleure politique sociale, la plus durable, c’est de disposer d’un emploi productif. En bref, l’agenda de l’évolution des modes de production, et avec lui de nombreuses questions clés pour transformer le modèle de développement économique, a été systématiquement négligé. C’est ce que nous mettons en évidence dans notre rapport.

Le rapport du BIT pour la PMA IV brise un «tabou» dans les cercles dominants de la politique du développement, à savoir que le protectionnisme commercial, avec des garde-fous appropriés, peut être utilisé par les pays les moins avancés pour développer de nouvelles industries et se diversifier. Il note que les PMA disposent encore de marges de manœuvre politiques pour le faire au sein des règles sur le commerce multilatéral, mais cet espace politique est considérablement rogné dans les accords bilatéraux de libre-échange, y compris les accords de partenariat économique. Devons-nous considérer plus attentivement l’impact de ces accords commerciaux bilatéraux Nord-Sud sur le travail décent, en particulier dans le cas des PMA?

Dans les PMA, la politique commerciale est une question très importante qu’il faut envisager d’un œil neuf, dans une perspective de développement. Pour mener une bonne politique, il ne faut pas avoir de tabou et nous incitons les décideurs à faire preuve d’imagination. Personne ne remet en cause le fait que l’intégration à l’économie mondiale et les échanges avec le reste du monde par le biais du commerce et des investissements sont cruciaux pour le développement. Cela veut-il pour autant dire qu’une politique de libre-échange unique soit toujours optimale et pour tous les secteurs? Ou que des niveaux raisonnables de protection ou de soutien aux exportations soient toujours mauvais? Malheureusement, la réponse à ces questions a été trop simplifiée. Les choix de politique commerciale dépendent du niveau de développement, de la taille du marché, et les questions de séquençage et de synchronisation sont vitales. C’est ce que montre l’histoire des pays qui sont aujourd’hui développés. C’est aussi ce que montrent l’expérience des tigres asiatiques et celle de l’Amérique latine. L’intégration régionale est également très importante.

Dans les PMA, la libéralisation des échanges commerciaux n’a pas engendré une diversification significative des exportations. Au contraire, elles montrent une concentration accrue. Ce que vous observez dans les PMA, c’est une ouverture du commerce mais avec un manque relatif d’intégration commerciale. Cela est dû à toute une foule de contraintes liées à l’offre et à la compétitivité et aux barrières non-tarifaires sur les marchés d’exportation.

Un autre enseignement du rapport est que l’ouverture commerciale augmente la volatilité de la croissance dans les pays qui ont une faible diversification de leurs exportations et la réduit dans les pays qui ont une structure de production plus diversifiée. Les économies moins diversifiées sont donc plus vulnérables en termes de volatilité. Nous nous référons aussi à des faits selon lesquels les PMA enregistrent un «taux élevé de mortalité» des relations bilatérales d’exportation parce qu’ils éprouvent des difficultés à préserver et développer des relations commerciales stables et durables.

Et oui, nous soutenons que les règles du commerce multilatéral donnent une certaine latitude aux PMA pour utiliser des subventions et mener une politique industrielle, mais ce n’est pas le cas avec les accords bilatéraux de libre-échange.

Dites-nous pourquoi le dialogue social et une large participation à la définition des cadres stratégiques sont si importants pour renforcer la gouvernance du développement dans les PMA? Cela pourrait-il encourager les partenaires au développement des PMA à adopter une authentique approche «d’appropriation par les pays» des stratégies nationales de développement?

La gouvernance du développement est un concept important qui sur la question du «contenu» fait référence aux problèmes déjà mentionnés et sur la question de «méthode» fait référence à la nécessité d’une vision nationale qui se traduise en plans clairs et en institutions fortes, ainsi qu’à la mobilisation des partenaires sociaux en faveur de cette vision et de ces plans, de la transparence et de l’évaluation des résultats de ces politiques. Cette logique de l’engagement et de la mobilisation ne peut être poursuivie qu’à travers un dialogue social et un processus participatif solides. L’appropriation par le pays ne peut être le fait du seul gouvernement. Les partenaires sociaux doivent aussi s’emparer des politiques et tenir les institutions publiques comptables de leurs résultats.

Le rapport du BIT pour la PMA IV suggère que «l’élaboration de programmes de garantie d’emploi pourrait bien être un moyen de réduire le chômage structurel et les surplus saisonniers de main-d’œuvre dans les PMA». Dites-nous en davantage sur les opportunités et les défis que représentent l’élaboration de tels mécanismes dans les années à venir.

Les programmes d’emploi public (PEP), tels que les mécanismes de garantie d’emploi, sont complémentaires de la création d’emplois par le secteur privé et offrent un instrument politique supplémentaire avec lequel on peut s’attaquer au problème du chômage et du sous-emploi, dans le cadre d’une politique plus large dans le domaine de l’emploi et de la protection sociale. Ils peuvent prendre différentes formes et recouvrir tout une gamme d’options, des programmes d’emploi d’urgence à court terme aux programmes de travaux publics à long terme et à des mécanismes universels de garantie de l’emploi. Les PEP permettent d’ajuster les offres d’emploi à la hausse ou à la baisse, en période de crise financière ou de catastrophe naturelle mais aussi pour faire face aux surplus saisonniers de main-d’œuvre. L’ampleur des PEP devrait aussi être revue à la baisse en période de pic de la demande de main-d’œuvre afin de ne pas venir concurrencer ces autres activités économiques. Si le travail proposé a un caractère d’exploitation ou s’effectue dans des conditions de travail inacceptables, les PEP peuvent aussi offrir une alternative aux travailleurs, même en période de pointe, et contribuer ainsi à atteindre les normes et conditions de travail minimales.

La campagne de l’OIT sur les «socles de protection sociale» semble avoir réussi à faire valoir l’argument économique selon lequel la protection sociale est un investissement, pas un coût. Mais sont-ils vraiment abordables dans les PMA?

Oui, nous nous réjouissons que notre campagne fasse évoluer les mentalités sur cette question et influence les politiques. L’extension de la couverture de la protection sociale dans les PMA est une véritable urgence mais elle est aussi confrontée à de graves contraintes financières et budgétaires. Le concept de socle de protection sociale met l’accent sur un ensemble de garanties de sécurité sociale minimales pour tous, intégrant un niveau minimum de revenu pour ceux qui en ont besoin, ainsi qu’un accès effectif aux soins de santé et aux autres services sociaux. Il peut s’appuyer, autant que possible, sur les mécanismes de protection sociale existants, et devrait être coordonné avec les politiques d’emploi. Il est clair cependant que dans de nombreux pays la mise en œuvre doit être progressive, en commençant par des programmes modestes répondant aux besoins les plus urgents et qui pourront être graduellement étendus en fonction des priorités nationales et des capacités financières et administratives. Par exemple, le Népal a introduit un régime de pension sociale en 1995, accordant une pension sociale aux hommes et aux femmes de plus de 75 ans et aux veuves pauvres; il a récemment abaissé le seuil d’âge à 70 ans. Cet exemple montre que les programmes peuvent s’étendre progressivement à partir d’une base modeste, même dans des pays extrêmement pauvres.

L’aide extérieure peut vraiment accélérer la mise en œuvre d’un socle de protection sociale. Idéalement, cette assistance provisoire devrait être incorporée dans une stratégie nationale de développement social et économique et dans les mécanismes de planification politique, en vue de progressivement réduire l’assistance extérieure au fur et à mesure de l’expansion graduelle des recettes fiscales locales. Les PMA dotés de ressources disposent d’un avantage à cet égard. Les PMA démunis de ressources auront plus de mal et devront s’appuyer sur l’aide extérieure pour une période plus longue, pourtant il n’y a pas d’alternative à de plus gros investissements dans la protection sociale si les pays veulent promouvoir leur ressource la plus précieuse: leur peuple.

Le rapport est disponible dans son intégralité en ligne: Growth, Productive Employment and Decent Work in the Least Developed Countries (en anglais).