Du pouvoir pour ceux qui n’en ont pas; une femme à l’origine de la «révolution douce»

L’année 2009 marque le 10e anniversaire du plan d’action du BIT pour l’égalité entre hommes et femmes et la fin d’une année de campagne mondiale de l’OIT consacrée à l’égalité hommes-femmes au cœur du travail décent. L’un des thèmes de la campagne était le «Dialogue social au travail: donner une voix et donner le choix aux hommes et aux femmes». Reportage de BIT en ligne depuis l’Inde où l’Association des travailleuses indépendantes (SEWA) aide les hommes et les femmes à se faire entendre depuis 1971.

Article | 31 août 2009

AHMEDABAD, Inde (BIT en ligne) – Rien chez Ela Bhatt ne laisse deviner le rôle vital qu’elle a joué dans la vie de millions de gens – ni la place qu’elle occupe sur la scène mondiale.

Sa maison, dans la pluvieuse ville indienne d’Ahmedabad, est un modeste bungalow, nettement plus petit que les villas qui l’entourent.

Il n’y a aucune trace de la pile de récompenses nationales et internationales qu’elle a reçues, de la manière dont elle travaille main dans la main avec des sommités mondiales comme Nelson Mandela et Kofi Annan, cherchant à trouver des moyens d’alléger la souffrance humaine.

Seul son surnom, la «Douce révolutionnaire», représente un indice des bienfaits que le travail de toute une vie a apporté à une multitude de travailleuses pauvres.

Il y a près de 40 ans, le Dr Bhatt, 76 ans aujourd’hui, a fondé ce qui est devenu le plus grand et le plus étonnant syndicat d’Inde. Ses membres sont ramasseurs d’ordures, vendeurs ambulants, rouleurs de bâtons d’encens, ouvriers agricoles ou du bâtiment et travailleurs à domicile. Ils sont ce qu’on appelle les travailleurs de l’économie informelle – des femmes au bas de l’échelle qui n’ont ni sécurité de l’emploi ni filet de protection sociale.

L’organisation que le Dr Bhatt a démarrée pour les aider, l’Association des travailleuses indépendantes (SEWA), compte maintenant plus d’un million de membres, dont la moitié dans son Etat d’origine, le Gujarat.

Le Dr Bhatt – avocate de formation – a imaginé l’idée de la SEWA en 1971. Elle travaillait pour un grand syndicat textile à Ahmedabad et a commencé à se préoccuper du grand nombre de travailleurs qui, parce qu’ils étaient des travailleurs informels, n’étaient pas syndiqués.

Elle a vu que ses personnes n’avaient pas de contrat avec leur employeur, pas d’assurance maladie, pas de protection contre le harcèlement ni de salaire minimum garanti. «J’ai regardé autour de moi et j’ai vu une grande masse de travailleurs dans le secteur informel – quelque 84 pour cent de la main-d’œuvre totale – qui n’avaient aucun filet de sécurité. Quand vous travaillez dix heures par jour et que vous ne touchez pas votre dû – c’est une grande injustice».

«Créer les conditions et les mécanismes qui permettent aux travailleurs de s’organiser est essentiel pour les extraire de la pauvreté», a déclaré Leyla Tegmo-Reddy, directrice du Bureau sous-régional de l’Organisation internationale du Travail pour l’Asie du Sud. L’OIT est l’agence des Nations Unies qui traite des questions de travail et de conditions de travail. «Le fait que la pauvreté soit étroitement liée au manque de droits fondamentaux comme à l’insuffisance des revenus est souvent ignoré. Si les travailleurs sont organisés, ils ne sont plus invisibles, ils peuvent faire entendre leur voix et commencer à revendiquer ces droits».

Ces liens entre allègement de la pauvreté, organisation des travailleurs et importance de l’existence d’un filet de sécurité sociale figurent parmi les idées promues par la campagne d’un an sur l’égalité entre hommes et femmes menée par l’OIT, qui a attiré l’attention sur l’importance de la dimension de genre dans ces domaines de la vie professionnelle et d’autres. La campagne a culminé avec un débat international entre plus de 3 000 délégués qui participaient à la Conférence annuelle de l’OIT à Genève en juin.

Depuis sa fondation, la SEWA s’est développée à la fois en taille et en portée. En plus d’avoir obtenu de pouvoir s’exprimer, ses membres ont maintenant accès à des programmes médicaux et à des modes de gardes d’enfants. Ils peuvent obtenir des polices d’assurance santé et d’assurance vie pour eux et leurs familles. Ils peuvent contracter des prêts de lancement de petites entreprises et emprunter de l’argent pour construire une maison. Ils peuvent aussi souscrire à des fonds de pension et d’épargne.

Le Dr Bhatt se souvient d’avoir accompagné des femmes à la banque pour essayer d’ouvrir des comptes épargne et des crédits et s’être rendu compte qu’elles n’étaient pas les bienvenues. «Il y avait tellement de préjugés contre cette classe, les illettrés et les pauvres. On ne leur offrait même pas toujours une chaise», se souvient-elle.

Les femmes du syndicat ont finalement décidé de monter leur propre banque coopérative. Elle compte maintenant 350 000 déposants et un impressionnant taux de remboursement des prêts de 97 pour cent. Cela ne surprend pas le Dr Bhatt. «Les femmes connaissent la valeur de l’argent et savent comment le gérer», dit-elle. «Tout ce dont elles ont besoin est un lieu sûr où placer leur épargne et un moyen sûr d’emprunter de l’argent».

L’une des clientes de la banque est Usha Ranjitsingh. Elle est accroupie devant sa maison, fabriquant des bâtons d’encens. C’est un travail éreintant, souvent accompli dans une chaleur intense. En une heure, elle peut rouler 1 000 bâtons pour lesquels elle est payée huit roupies – ce qui équivaut tout juste à 16 cents de dollar.

Pourtant, Mme Ranjitsingh dit que son entreprise se développe. Grâce à un prêt de la banque SEWA, elle a pu acheter en gros les bâtons, l’encens et la colle-goudron, qu’elle revend aux autres femmes qui travaillent sur le trottoir à ses côtés. De cette manière, elle gagne une petite commission. Ce n’est pas grand-chose – mais c’est utile.

Tout aussi important, grâce aux efforts de la SEWA, les rouleurs de bâtons d’encens comme Usha Ranjitsingh sont maintenant représentés dans les comités sociaux qui dispensent diverses formes de sécurité sociale aux travailleurs.

La SEWA s’est aussi lancée dans les assurances après avoir constaté que les compagnies d’assurance ne fournissaient pas de couverture sociale aux Indiens les plus pauvres. Le mécanisme compte maintenant 100 000 adhérents et il est devenu un modèle pour le gouvernement indien qui pilote des mécanismes similaires dans 12 autres Etats.

Le militantisme de la SEWA a apporté des changements politiques significatifs. En 2004, le gouvernement a accepté une politique nationale protégeant les droits des vendeurs ambulants. L’an dernier, après 20 ans de lobbying de la part de la SEWA et d’autres, le Parlement a approuvé la législation de sécurité sociale pour les travailleurs informels (bien qu’elle doive encore être transcrite dans la loi).

Le Dr Bhatt dit que de passer de la stratégie à l’application est «la question la plus frustrante que l’on puisse affronter dans la vie» et il reste beaucoup à faire. Le secteur informel s’étend et ce sont maintenant neuf Indiens sur dix qui y travaillent, la plupart sans aucune forme de protection juridique.

«Nous avons les meilleures lois en Inde. Nous avons les meilleures lois pour les femmes et pour le travail, mais l’application est très insuffisante», déplore-t-elle.