93ème Conférence internationale du Travail Le temps de travail dans le monde: en quête d'un équilibre entre flexibilité et protection

A l'ère des bureaux virtuels, du travail à domicile et de l'internationalisation du commerce, les normes internationales du travail sur le temps de travail sont-elles encore nécessaires? Oui, selon une étude préparée par une commission d'experts et de délégués présents lors de la Conférence annuelle de l'OIT. La commission, organe indépendant chargé du contrôle de l'application des normes de l'OIT, a conclu que l'existence - toujours nécessaire - de normes internationales établissant des limites à la durée du travail contribuent à l'instauration de conditions permettant une concurrence loyale entre les pays dans une économie mondialisée. De plus, il est également clair que les conventions n° 1 et n° 30 de l'OIT ne répondent plus pleinement aux réalités du monde moderne en matière de régulation du temps de travail et sont perçues par un nombre croissant de pays comme prescrivant des normes trop rigides. Une assemblée de délégués de la Conférence a récemment discuté au sujet de la diversification, de la décentralisation et de l'individualisation du temps de travail dans le monde.

Article | 13 juin 2005

GENÈVE - La question de la réglementation de la durée du travail est aussi ancienne que l'OIT elle-même. Historiquement, elle représente l'une des plus anciennes préoccupations en matière sociale. La réduction de la durée du travail et, en particulier, la journée des 8 heures, a constitué une revendication majeure du mouvement ouvrier depuis le milieu du XIXe siècle.

C'est ainsi que la toute première convention de l'OIT, adoptée en 1919, fixe à 8 heures par jour et à 48 huit heures par semaine la durée maximale du travail dans les établissements industriels, sous réserve de certaines dérogations bien circonscrites. La convention n° 30, adoptée en 1930, consacre des règles similaires pour les secteurs du commerce et des bureaux.

Par la suite, d'autres conventions de l'OIT ont complété la réglementation internationale du temps de travail en assurant aux travailleurs au minimum un jour de repos par semaine, ainsi que des congés annuels payés. Plus récemment, une convention sur le travail à temps partiel et une autre sur le travail de nuit ont été adoptées par la Conférence de l'OIT. La première vise à promouvoir le travail à temps partiel productif et librement choisi et à assurer aux travailleurs à temps partiel une protection contre les discriminations, notamment en matière de conditions de travail et de sécurité sociale. La seconde est destinée à protéger la santé des travailleurs de nuit, de leur faciliter l'exercice de leurs responsabilités familiales et sociales et de leur assurer des chances de développement de leur carrière.

D'autre part, 20 pour cent ou plus de la population active de l'Australie, des Etats-Unis, de la Nouvelle-Zélande et du Japon travaille 50 heures par semaine ou plus, comparé à moins de 10 pour cent dans les pays européens. Selon une étude du BIT ( Note 2), il y a un écart substantiel entre le nombre d'heures travaillées qu'effectuent les gens et le nombre qu'ils souhaiteraient ou auraient besoin d'effectuer.

A la fin des années 90, le nombre de personnes travaillant plus de 50 heures par semaine aux Etats-Unis et en Australie a augmenté de 15 à 20 pour cent. La Nouvelle-Zélande et le Japon avec un pourcentage respectif de 21,3 et de 28,1 sont parmi les pays industrialisés les plus affectés par un nombre excessif d'heures.

Au contraire, dans bon nombre de pays de l'Union européenne (avant l'élargissement de 2004), le nombre de personnes travaillant 50 heures ou plus reste au-dessous des 10 pour cent, avec un minimum de 1,4 pour cent pour les Pays-Bas jusqu'à 6,2 pour cent pour l'Irlande ou la Grèce. La seule exception reste le Royaume-Uni où 15,5 pour cent de la population active passent 50 heures ou plus par semaine au travail.

Les variations d'un pays à l'autre semblent venir du fait que les pays qui disposent de peu de réglementation du temps de travail, comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l'Australie, ont tendance à connaître un nombre d'heures supplémentaires plus élevé que les autres.

A l'inverse, dans la mesure où le travail à temps partiel devient plus courant, il est plus fréquent de voir des travailleurs qui souffrent d'un nombre d'heures de travail insuffisant. Cela inclut un travail à temps partiel dans de mauvaises conditions en matière de santé et de retraite ou un travail à temps partiel non choisi par des travailleurs qui voudraient travailler plus.

Selon l'étude, la moitié des travailleurs américains préféreraient effectuer moins d'heures alors que 17 pour cent souhaiteraient en faire plus. Dans l'UE, 46 pour cent de ceux qui travaillent moins de 20 heures préféreraient travailler plus, et 81 pour cent de ceux qui travaillent au moins 50 heures par semaine voudraient réduire le nombre d'heures travaillées s'ils le pouvaient.

Selon François Eyraud, directeur du Programme des conditions de travail et d'emploi du BIT, "trouver l'équilibre entre les exigences du monde des affaires et les besoins des travailleurs nécessitera une politique des heures de travail dans cinq directions: la promotion de la santé et de la sécurité; l'aide aux travailleurs pour améliorer la situation de leur famille; l'encouragement à l'égalité des genres; l'amélioration de la productivité; la facilitation du choix des travailleurs et de leur influence sur les heures de travail".

Diversification des temps de travail

Les moyennes du temps de travail hebdomadaire masquent des faits nouveaux plus importants. Partout dans le monde, le temps de travail se diversifie. Il se peut néanmoins que cette évolution corresponde aux réalités différentes des pays industrialisés et des pays en développement. Dans beaucoup de pays, plus de gens travaillent plus longtemps que la semaine normale de travail, mais de plus en plus travaillent moins.

Par conséquent, le nombre de personnes dont le temps de travail hebdomadaire est proche de la normale diminue. Cette diversification du temps de travail ne touche pas l'ensemble des travailleurs de la même façon et, parfois, les différences sont grandes entre pays en développement et pays industrialisés.

Dans les pays industrialisés et certains pays en développement, il arrive que les cadres et travailleurs intellectuels très spécialisés travaillent plus longtemps pour faire face aux besoins de leur emploi. Ils font partie des principaux bénéficiaires de la mondialisation, du moins en ce qui concerne le salaire et la latitude considérable qu'ils ont pour décider de leurs horaires de travail. En revanche, dans les pays en développement et dans certains pays industrialisés, les personnes peu rémunérées et peu qualifiées doivent aussi faire des heures supplémentaires pour s'assurer un revenu décent.

Par exemple, une étude récente du BIT sur la durée du travail en Chine ( Note 3) a permis de conclure que les personnes peu instruites travaillent en général plus que les autres. A Beijing, les personnes n'ayant suivi que l'enseignement secondaire travaillent en moyenne 60 heures par semaine, contre 43 seulement pour les personnes qui ont suivi des études universitaires.

En ce qui concerne les personnes occupées dans le secteur informel, tout dépend du volume de travail à réaliser à un moment donné. Il ressort de recherches du BIT au Sénégal que les personnes occupées dans le secteur informel travaillent aussi longtemps que c'est nécessaire, même pendant les jours traditionnellement chômés. Ne pas le faire, c'est risquer de perdre son emploi, aussi rares sont ceux qui ne travaillent pas ces jours-là.

Autre aspect de la diversification de la durée du travail: l'organisation du temps de travail. Cette tendance ne se limite pas aux pays industrialisés, loin s'en faut.

Etant donné que plus d'entreprises fonctionnent plus longtemps ou commencent même à fonctionner 24 heures sur 24, une proportion accrue de personnes travaillent en équipes successives, le soir, voire la nuit, selon différentes modalités - par exemple, allongement du temps de travail hebdomadaire. Au Chili, c'est le cas pour environ un quart de la main-d'œuvre.

Le télétravail, lorsqu'il faut s'occuper de clients qui se trouvent dans un autre fuseau horaire, peut durer 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Il s'agit entre autres de centres d'appels téléphoniques, souvent externalisés dans des pays en développement. Dans ces centres, le temps de travail est parfois très imprévisible et les conditions de travail sont très stressantes, en particulier lorsque les opérateurs doivent atteindre des objectifs de performance très stricts ou font l'objet d'une surveillance électronique.

Effets sur la santé des travailleurs

Des modalités nouvelles et moins normalisées d'organisation du temps de travail peuvent nuire à la santé et à la sécurité, et à la conciliation des responsabilités professionnelles et familiales. Mais elles créent aussi la possibilité à la fois d'accroître la productivité et de mieux répondre aux besoins et préférences des travailleurs - réduction du temps de travail, organisation du travail mieux adaptée.

Lorsque les institutions du marché du travail, par exemple dans certains pays industrialisés, fournissent un appui plus structuré, employeurs et syndicats sont plus en mesure de parvenir à des solutions avantageuses pour tous. Cela étant, les pays en développement aussi peuvent mettre en place une nouvelle organisation du temps de travail qui bénéficie tant à l'entreprise qu'aux travailleurs.

Au Brésil, une convention collective conclue dans une entreprise sidérurgique a débouché sur la création d'une "banque des heures de travail" qui permet à l'employeur et au travailleur de faire la moyenne des heures ouvrées sur des périodes plus longues. Cette initiative a permis d'accroître la flexibilité pour répondre aux demandes du marché, et de faire passer de 44 à 40 heures la durée normale moyenne du travail hebdomadaire.

La pression liée à l'intensification de la concurrence et aux phénomènes qui y sont liés - privatisation, sous-traitance, externalisation, travail à domicile, contrats temporaires et autres formes d'emploi atypique - crée de nouvelles difficultés dans tous les pays. Bien que les données disponibles ne soient pas concluantes, il semblerait que l'intensification du travail qui en résulte soit une source de stress accru et d'autres risques psychosociaux. Ces derniers sont une cause majeure d'accidents, y compris mortels, de maladies et d'absentéisme au travail, tant dans les pays industrialisés que dans les pays en développement.

Mme Cléopatra Doumbia-Henry, directrice du Département des normes internationales du travail du BIT, résume comme suit la discussion qui a eu lieu sur ce thème au cours de la Conférence: "Des opinions très affirmées se sont exprimées au sujet de la pertinence actuelle des conventions nos 1 et 30. Elles ont souligné l'importance de maintenir un équilibre entre, d'une part, la flexibilité et, d'autre part, la protection de la sécurité, de la santé et de la vie familiale des travailleurs. Le débat a aussi mis l'accent sur le rôle important que jouent le cadre réglementaire, la négociation collective et le dialogue social dans ce domaine".

En ce qui concerne l'action future, elle a indiqué que le BIT soumettrait au Conseil d'administration un document résumant les opinions exprimées au cours du débat et laisserait à ses adhérents tripartites le soin de déterminer la voie à suivre. Enfin, elle a noté certaines propositions tendant à l'organisation d'une réunion tripartite d'experts sur le temps de travail en vue de préparer un guide, ce qui inscrirait la question d'une discussion générale sur ce thème à l'ordre du jour d'une future session de la Conférence internationale du Travail.


Note 1

Note 2

Note 3 - Zeng et al., The dual task of standardization and flexibilization in China, Working and employment conditions series No.11, Bureau international du Travail, Genève 2005.