LE CHOMAGE MENACE LES VILLES LA CREATION D'EMPLOIS POURRAIT ENRAYER LA CROISSANCE URBAINE

GENEVE (Nouvelles du BIT) - Selon un récent rapport du BIT, les problèmes déjà aigus que connaissent les villes pourraient devenir impossibles à maîtriser si l'on ne parvient pas à enrayer la progression du chômage et du sous-emploi parmi les citadins.

Communiqué de presse | 29 mai 1996

GENEVE (Nouvelles du BIT) - Selon un récent rapport du BIT, les problèmes déjà aigus que connaissent les villes pourraient devenir impossibles à maîtriser si l'on ne parvient pas à enrayer la progression du chômage et du sous-emploi parmi les citadins Note1.

Au début des années 1990 près d'un tiers de la population urbaine mondiale, soit environ 400 millions de personnes, vivait dans la pauvreté, principalement à cause du manque d'emplois productifs. Selon les estimations, la population pauvre des villes pourrait atteindre un milliard de personnes d'ici l'an 2000. En chiffres absolus, c'est en Asie que l'on trouve les plus importantes concentrations de pauvreté urbaine. Dans les pays en développement, ce sont les villes africaines qui ont les pourcentages les plus élevés de pauvres, 41 pour cent de la population citadine vivant en-deça du seuil de pauvreté.

Les auteurs du rapport préparé en vue de la Deuxième Conférence des Nations Unies sur les établissements humains (Habitat II, Istanbul, 3-14 juin 1996) font observer que tant dans les pays développés que dans les pays en développement, la montée du chômage dans les villes s'est accompagnée d'une urbanisation de la pauvreté. Ils constatent que les problèmes liés à la pauvreté, tels que la surpopulation, la faim, la maladie, l'insécurité et la malnutrition, caractérisent de plus en plus le coeur des villes des pays industrialisés les plus riches et les plus avancés. Dans tous les pays, quel que soit le niveau de développement, les pauvres des villes n'ont qu'un accès limité au logement, à l'éducation, à la médecine et aux services sociaux et ils doivent souvent dépenser plus que les populations plus aisées pour se procurer des biens indispensables tels que les produits alimentaires, l'eau et les vêtements.

Le BIT estime que 1,2 milliard de nouveaux chercheurs d'emplois afflueront sur le marché mondial du travail d'ici l'an 2025. La plupart de ces emplois devront être créés dans les villes. Au cours de ces quarante dernières années, l'emploi non agricole a augmenté de 93 pour cent et représente actuellement 40 pour cent de l'emploi total dans les pays en développement.

«En l'an 2000, la moitié de la population du globe vivra et travaillera dans les ville et c'est dans les pays en développement que se trouvera la majorité des nouveaux citadins» relève Madame Katherine Hagen, Directeur général adjoint du BIT. «Ces gens auront besoin d'emplois si ces villes doivent devenir des centres de dynamisme économique et de culture plutôt que des zones où se développent les inégalités et la misère. Seule la création d'emplois productifs peut briser le cercle vicieux de la pauvreté urbaine qui s'installe dans différentes villes du monde entier».

En dépit des problèmes causés par la rapidité de l'urbanisation, les villes sont à juste titre considérées comme des centres de productivité et des moteurs de la croissance économique. Pour les grandes entreprises, peu d'endroits offrent les mêmes avantages économiques que les villes. En outre, le milieu urbain se prête mieux à l'épanouissement de nouvelles compétences, ambitions, valeurs et normes. La contribution des centres urbains au produit national brut (PNB) est disproportionnée. Cela est particulièrement vrai dans de nombreux pays en développement. Par exemple, bien qu'au Kenya 23 pour cent de la population vive dans les villes, 35 pour cent au Nigéria et 27 pour cent en Inde, dans ces trois pays, les zones urbaines contribuent à concurrence de 70 pour cent au PNB. Selon le BIT, les villes constituent une ressource qu'il convient de mettre en valeur dans une optique de développement durable et dans le but d'accroître le bien-être et la justice sociale.

Les villes du 21e siècle

Dans les années 50, seules deux villes comptaient plus de 10 millions d'habitants (Londres et New York). Aujourd'hui, il en existe 14 parmi lesquelles 10 se trouvent dans des pays en développement. En 2015, il existera 27 mégalopoles et la totalité des villes nouvelles verront le jour dans les pays en développement. Si la population urbaine se stabilise, voire diminue dans les pays industrialisés, elle augmente rapidement dans les pays en développement. Dans les années 70, environ la moitié des citadins du monde entier vivaient dans les pays en développement. En 1994, ce pourcentage était déjà passé à 65 pour cent et en 2015, il sera proche de 80 pour cent.

Contrairement à une opinion largement répandue, l'exode rural n'est pas la seule cause de l'explosion urbaine dans le monde en développement. Une étude portant sur 26 grandes villes a démontré que les deux tiers de la croissance démographique étaient dus à la croissance naturelle et le reste à la migration des campagnes vers les villes (et aux migrations internationales). Possédant plus d'espace leur permettant de s'étendre, les petites villes continuent pour leur part d'attirer les populations rurales.

En Amérique latine, où l'urbanisation et l'industrialisation ont été rapides au cours de ces dernières décennies, 70 à 80 pour cent de la population vit déjà dans les villes, soit à peu près le même pourcentage que dans les pays industrialisés.

Dans de vastes régions du monde en développement, l'exode rural demeure un facteur déterminant et une menace potentielle. En Afrique et en Asie, la croissance du secteur industriel n'a pas été suffisante pour absorber une main d'oeuvre en rapide augmentation; seulement 30 pour cent environ de la population de ces régions vit et travaille dans les villes.

Les auteurs du rapport font observer que «contrairement à la croissance démographique naturelle, l'immigration est un processus sélectif qui favorise l'accroissement d'une population urbaine jeune». La présence d'un grand nombre de familles jeunes pose de graves difficultés en ce qui concerne l'accès à la terre; à Manille, par exemple, un tiers des 9 millions d'habitants vivent en squatters dans des bidonvilles qui occupent moins de cinq pour cent de la superficie totale de l'agglomération. En l'an 2000, la superficie occupée par les villes du monde en développement aura plus que doublé par rapport à 1980, ce qui représente un rythme de croissance près de quatre fois plus élevé que celui des villes des pays industrialisés.

La persistance de la pauvreté rurale et urbaine rend les villes asiatiques et africaines particulièrement vulnérables à l'immigration massive si les conditions de vie se détériorent dans les zones rurales. Paradoxalement, l'amélioration de la productivité des secteurs industriel et agricole risque de favoriser davantage l'émigration dans les villes, parce que la mécanisation et l'agriculture extensive tendent à supprimer des emplois ruraux. Le développement d'industries à forte intensité de capital fait, certes, gonfler la demande de main d'oeuvre urbaine, mais rarement dans des proportions suffisantes pour absorber la totalité de la main-d'oeuvre.

Dans les pays en développement, le chômage urbain prend généralement la forme du sous-emploi, chacun étant obligé d'entreprendre une activité économique aussi peu rémunératrice et aussi peu productive soit-elle en raison de l'absence de filets de sécurité sociale, d'assurance chômage ou de formation à l'emploi dans le secteur structuré. Selon une étude réalisée au Ghana, par exemple, le taux de chômage était de 1,6 pour cent mais près de 25 pour cent des travailleurs étaient sous-employés.

En Afrique sub-saharienne, on estime que le secteur non structuré des villes (colportage, petits services, ou travail dans des ateliers clandestins) emploie plus de 60 pour cent de la main-d'oeuvre urbaine à des taux de rémunération extrêmement faibles. En Amérique latine et dans les Caraïbes, 83 pour cent de tous les emplois créés de 1990 à 1993 l'ont été dans le secteur informel; la grande majorité de ces emplois sont faiblement rémunérés, ne bénéficient d'aucune condition de sécurité et sont peu productifs. La grande majorité des pauvres des villes d'Amérique latine travaillent dans le secteur informel. En Inde et au Pakistan, le secteur industriel informel produit respectivement 75 et 70 pour cent de la production industrielle totale.

Les villes des pays en développement ne sont pas les seules touchées par le chômage. Compte tenu de la grande concentration d'industries que l'on trouvait dans les zones urbaines, ce sont les villes qui ont le plus souffert de la désindustrialisation. Au cours de ces vingt dernières années, l'emploi dans l'industrie a baissé en moyenne de 15 pour cent dans les pays du G7. Parmi les grands pays de l'Union européenne, l'emploi industriel a baissé de 43 pour cent au Royaume-Uni, de 23 pour cent en France et de 14 pour cent en Allemagne. La plupart des pays de l'Union européenne étant désormais aux prises avec des taux de chômage supérieurs à 10 pour cent, l'exclusion sociale qui était auparavant un phénomène relativement rare en Europe occidentale, a fait son apparition dans les villes. Aux Etats-Unis, les taux de chômage sont peu élevés mais les salaires moyens réels ont stagné au cours de ces vingt dernières années et d'importantes poches de chômage existent dans certaines mégalopoles.

Le rapport du BIT constate que les pays d'Asie et du Pacifique sont les seuls à avoir échappé à cette montée du chômage. Dans ces pays, la demande de produits manufacturiers a augmenté régulièrement ce qui a entraîné une progression de l'emploi de 6 pour cent pendant toute la dernière décennie et une augmentation annuelle des salaires, qui s'est élevée à 5 pour cent. Selon les estimations, entre 1980 et 1990, 40 pour cent de la croissance totale de la main-d'oeuvre a eu lieu dans les zones urbaines de ces pays, mais selon les prévisions, la croissance de cette main-d'oeuvre urbaine devrait représenter 96 pour cent de la croissance totale pour la période 2000-2010. Contrairement à ce qui s'est produit jusqu'ici, la plupart des emplois seront créés dans le secteur tertiaire plutôt que dans l'industrie.

Conclusions

M. Samir Radwan, économiste au BIT, estime que «compte tenu de l'ampleur et du caractère irréversible de l'urbanisation, l'emploi urbain constitue la solution aux autres problèmes que connaissent les municipalités». Les problèmes sont immenses mais le BIT fait valoir que les administrations municipales et locales ont plus de ressources à leur disposition qu'on ne le pense souvent. La création d'alliances locales notamment entre les maires, les syndicats, les chefs d'entreprises, les groupements communautaires est dans un premier temps nécessaire pour mobiliser le potentiel de création d'emplois des villes. Il incombe aux autorités nationales d'élaborer des politiques macro-économiques susceptibles de stimuler et d'appuyer les initiatives locales en faveur de la création d'emplois.

Parallèlement, le BIT enjoint aux autorités municipales de prendre des mesures de portée internationale et nationale ainsi qu'à l'échelon des villes. Cela dans le but de mieux comprendre et d'influencer les politiques économiques modales, d'améliorer les politiques macro-économiques et les autres politiques nationales concernant les villes et de tirer parti des perspectives d'emploi par toute une série de mesures locales de développement économique et social.

Parmi les initiatives locales, le BIT considère les politiques d'investissement à forte intensité de main-d'oeuvre comme «l'instrument sans doute le plus efficace dont disposent les autorités municipales». Les pays en développement investissent 200 milliards de dollars par an en infrastructures, soit environ un cinquième de leur investissement total. Toutefois, cet investissement sert rarement à améliorer les conditions d'existence des citadins les plus pauvres - les logements, les routes, les système d'adduction d'eau et les égouts ne suffisent pas pour répondre aux besoins des millions de pauvres des villes. «Les méthodes à forte intensité de main-d'oeuvre (plutôt qu'à forte intensité de capital) peuvent être plus rentables et offrir une meilleure qualité que celles qui font appel à un équipement important, en particulier lorsque les salaires des travailleurs non qualifiés sont relativement bas.»

Les investissements qui profitent davantage aux pauvres (construction d'égouts, lutte contre l'érosion, enlèvement des ordures et hygiène) font appel à des techniques à haute intensité de main-d'oeuvre qui stimulent l'emploi, génèrent des revenus et contribuent à la création de petites entreprises. La construction de logements bon marché peut elle aussi être réalisée efficacement en faisant appel au secteur informel et à une main-d'oeuvre abondante, tout en comportant de nombreux avantages corollaires pour les habitants des villes. Par exemple, en Zambie, pays qui détient l'un des taux d'urbanisation les plus élevés d'Afrique, le secteur non structuré construit six fois plus de logements pour un même investissement que le secteur formel. Ces logements sont, certes, d'une assez piètre qualité, mais ils sont à la portée des pauvres. En outre, la construction de logements engendre une demande dans d'autres secteurs tels que ceux des matériaux de construction et de la consommation de biens et services.

Le secteur non structuré constitue une ressource productive largement sous-exploitée pour le développement rural et urbain. Dans la plupart des pays, les travailleurs du secteur informel non seulement n'ont pas accès aux services et aux infrastructures de base, mais au regard de la législation et des procédures d'enregistrement, leurs activités sont illégales. L'objectif à long terme des municipalités devrait être l'intégration complète du secteur non structuré dans l'économie urbaine, notamment par la formation, l'aide à la création de groupements commerciaux et l'ouverture de l'accès au crédit.

Réformer le cadre juridique, par exemple en assouplissant les conditions onéreuses et discriminatoires régissant l'enregistrement des sociétés, pourrait être un moyen avantageux de sortir les activités du secteur informel de la clandestinité. Il faudrait aussi réviser les lois restrictives concernant les zones d'établissement, réduire la bureaucratie, simplifier les procédures et améliorer l'information.

Le BIT présentera à la Conférence d'Istanbul une Charte de l'emploi en milieu urbain (préparée par les délégations des travailleurs, des employeurs et des gouvernements de 20 pays) qui exhorte la Communauté internationale à tenir pleinement compte du problème de l'emploi en milieu urbain et à établir un nouveau paradigme de la coopération internationale pour la création d'emplois. Cette Charte préconise la mobilisation de ressources financières supplémentaires aux échelons local, national et international. Elle recommande en outre une décentralisation accrue des ressources et demande aux municipalités d'évaluer leurs politiques d'investissement publiques et privées dans l'objectif de maximiser leur incidence sur l'emploi tout en répondant aux besoins sociaux et en améliorant l'environnement urbain.

Note1

L'avenir de l'emploi urbain. Deuxième Conférence des Nations Unies sur les établissements humains (HABITAT II). Bureau international du travail, Genève, mai 1996.