S'affranchir de la pauvreté par le travail: Juan Somavia propose à la Conférence internationale du Travail de nouvelles mesures contre la pauvreté qui frappe durement la moitié du globe

«Les efforts déployés dans le monde pour réduire de moitié la pauvreté d'ici à 2015 seront voués à l'échec si l'on ne trouve pas les moyens d'offrir aux travailleurs pauvres l'accès à une vie décente», a déclaré M. Juan Somavia, Directeur général du Bureau international du Travail (BIT).

Communiqué de presse | 6 juin 2003

GENÈVE (Nouvelles du BIT) - «Les efforts déployés dans le monde pour réduire de moitié la pauvreté d'ici à 2015 seront voués à l'échec si l'on ne trouve pas les moyens d'offrir aux travailleurs pauvres l'accès à une vie décente», a déclaré M. Juan Somavia, Directeur général du Bureau international du Travail (BIT).

«Au train où vont les choses aujourd'hui, a prévenu M. Somavia dans un rapport intitulé S'affranchir de la pauvreté par le travail - pdf 370k ( note 1), les objectifs de développement du Millénaire restent hors de portée. Mais nous avons une solution: s'affranchir de la pauvreté par le travail.»

«La persistance de la pauvreté à notre époque témoigne d'une faillite morale», a dit le Directeur général du BIT. En dépit de certains progrès, il faut se rendre à l'évidence: alors qu'il n'y a jamais eu autant de richesses, ceux qui vivent dans la misère se comptent par millions».

M. Somavia lancera le débat sur la pauvreté en présentant lundi son rapport à la Conférence internationale du Travail, qui réunit quelque 3 000 délégués, représentant les gouvernements, les employeurs et les travailleurs. Il se prononcera pour de nouveaux partenariats à l'échelle mondiale, qui viendront assister les efforts nationaux de lutte contre la pauvreté.

«Certes, le travail est le meilleur moyen de s'affranchir de la pauvreté. Cependant, l'emploi ne se décrète pas, pas plus que l'élimination de la pauvreté, a indiqué le Directeur général du BIT. Il s'agit d'un processus long et complexe qui réclame la participation concertée de toutes les composantes de la société. Nous devons faire appel au pouvoir unique des gouvernements, des employeurs et des travailleurs - la communauté mondiale du travail représentée par les membres de l'OIT - pour agir de manière concertée contre la pauvreté.»

«Ceux qui vivent dans le dénuement puisent dans des réserves insoupçonnées de courage, d'ingéniosité, de détermination, de solidarité pour subsister jour après jour avec moins de 2 dollars, a-t-il poursuivi. Plutôt que d'engager une bataille contre la pauvreté de haut en bas, le système multilatéral devrait imaginer les moyens de puiser dans cet énorme potentiel. Sous bien des aspects, les travailleurs pauvres sont des entrepreneurs par excellence.»

S'affranchir de la pauvreté suppose que l'on donne aux pauvres une chance d'obtenir un travail, d'exercer leurs droits à s'organiser et de bénéficier d'une protection sociale, a poursuivi M. Somavia. Il est tout aussi important d'aider à promouvoir et à soutenir la petite entreprise, qui crée aujourd'hui une importante partie des emplois.

La pauvreté frappe la moitié de la population mondiale

Le rapport de M. Somavia brosse un sombre tableau de la pauvreté, qui affecte aujourd'hui près de la moitié de la population mondiale et tous les pays. Sur les trois milliards d'êtres humains qui vivent avec moins de 2 dollars par jour, un milliard, soit environ 23 pour cent de la population du globe, ne survit qu'avec un dollar. Les chiffres suivants complètent le tableau:

  • Le chômage déclaré - qui affecte 180 millions de personnes et continue de croître - est à son niveau record. Mais ce chiffre masque un problème encore plus vaste, celui du sous-emploi et de ces centaines de millions de personnes qui n'ont pas la possibilité d'exploiter toute leur créativité ni de tirer parti de tout leur potentiel productif.
  • La main-d'œuvre mondiale s'accroît chaque année de 50 millions de personnes, sur un marché du travail où le nombre des arrivants excède celui des partants. Cette progression est essentiellement le fait des pays en développement (97 pour cent).
  • L'écart des revenus entre riches et pauvres ne fait que se creuser: en 1960, le revenu du cinquième de la population mondiale le plus riche était 30 fois supérieur à celui du cinquième le plus pauvre. En 1999, le rapport était de 74 à 1.
  • Femmes et jeunes filles sont plus exposées que les hommes au piège de la pauvreté. Deux tiers de la main-d'œuvre féminine du monde en développement sont employés dans l'économie informelle, occupant les emplois les moins bien rémunérés.
  • Dans les dix prochaines années, plus d'un milliard de jeunes, aujourd'hui âgés de 5 à 15 ans, vont entrer dans la population active. L'économie mondiale n'est cependant pas en mesure de mobiliser cette énorme réserve de compétences, d'énergies et d'ambitions.
  • La pauvreté est un phénomène mondial, présent dans toutes les sociétés. Au milieu des années 90, dans 20 pays industrialisés, plus de 10 pour cent de la population vivaient en-dessous du seuil de pauvreté, avec un revenu inférieur à la moitié du revenu médian.
Au plan régional, la pauvreté présente une image contrastée. Côté positif: la baisse de la pauvreté en Chine et dans d'autres pays de l'Asie du Sud-Est, dans les années 90, a considérablement réduit à la fois la proportion de la population et le nombre total des gens qui ont des revenus très faibles (1,1 milliard à 900 millions). En Asie du Sud, le nombre total de pauvres est resté plus ou moins stable (environ 1,1 milliard), mais ils constituent désormais une fraction plus faible de la population.

Côté négatif: la faible croissance de l'Afrique au sud du Sahara a entraîné une forte augmentation du nombre de pauvres (plus 25 pour cent) qui étaient, dans les années 90, près de 500 millions. En Amérique latine et aux Caraïbes, le nombre de personnes vivant dans la pauvreté a passé de 121 à 132 millions, un quart d'entre elles subsistant avec 2 dollars par jour ou moins. Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le nombre de personnes vivant à la limite du seuil de pauvreté ou en dessous a passé de 50 à près de 70 millions, alors qu'en Europe orientale et en Asie centrale, le nombre de pauvres a triplé, atteignant 97 millions.

«Si l'on interrogeait aujourd'hui les ressortissants les plus pauvres des pays les plus pauvres, il est probable qu'ils ne seraient pas nombreux à estimer que leur vie s'est sensiblement améliorée dernièrement», a souligné M. Somavia.

Les dividendes du travail décent

Dans sa présentation, M. Somavia a estimé que la pauvreté était aujourd'hui «le défi majeur du multilatéralisme». «Le système multilatéral continue d'être mis à l'épreuve sur les questions de sécurité classiques. C'est pourquoi il ne peut échouer sur les questions de sécurité humaine.» A ses yeux, l'OIT est bien placée pour répondre à ce défi en mobilisant ce qu'il a appelé la communauté du travail - ses membres représentant les gouvernements, les employeurs et les travailleurs - sur le plan mondial et au niveau national.

«Après tout, les pauvres ne sont pas à l'origine de la pauvreté, a-t-il dit. Celle-ci résulte de problèmes structurels et de systèmes économiques et sociaux inefficaces. Elle est le produit de politiques inappropriées, du manque d'imagination pour trouver des solutions et de l'insuffisance de l'aide internationale. Accepter qu'elle existe encore aujourd'hui témoigne d'un recul des valeurs humaines fondamentales.

La solution réside dans l'adoption de politiques qui produisent ce que M. Somavia a appelé «les dividendes du travail décent», qui stimuleront une croissance équilibrée et durable, et donneront une vie meilleure à tous.

Parmi les dividendes du travail décent, le Directeur général du BIT cite «un revenu plus stable et un emploi productif, des règles équitables, le respect des droits fondamentaux au travail et la protection sociale, la capacité de se faire entendre grâce à l'organisation, à la mobilisation et à l'autonomisation, des salaires accrus et des possibilités d'emploi indépendant grâce à l'accès aux services financiers, à la formation et à l'amélioration des qualifications, des politiques pour soustraire les enfants au travail et les scolariser et pour mettre un terme au travail forcé, l'élimination de la discrimination, des foyers et des lieux de travail sains et sans danger». «Et ces dividendes ne sont pas réservés aux seuls pauvres, a expliqué M. Somavia. Ils profiteront aussi aux gouvernements et aux employeurs.»

Le Directeur général du BIT entend demander aux délégations tripartites à la Conférence de centrer leurs discussions sur quatre «instruments»à même de contribuer à l'éradication de la pauvreté:

  • Emploi. «Il n'est pas possible de venir à bout de la pauvreté si l'économie ne génère pas de possibilités d'investir, d'entreprendre, de créer des emplois et des moyens d'existence durables.»
  • Droits. «Les pauvres doivent faire entendre leur voix pour obtenir le respect et la reconnaissance de leurs droits. Ils doivent être représentés et participer aux décisions. Il faut aussi des lois qui soient effectivement appliquées et qui défendent leurs intérêts, et non le contraire. Sans droits ni pouvoir sur leur propre vie, les pauvres ne sortiront pas de la pauvreté.»
  • Protection. «Les pauvres sont privés de protection. La marginalisation dont ils sont victimes et le manque de systèmes d'assistance réduisent à néant leur capacité de gains.»
  • Dialogue. «Les pauvres comprennent la nécessité de négocier et savent que le dialogue est la façon de régler les problèmes pacifiquement.»
«Il faut briser l'engrenage de la pauvreté et lui substituer une dynamique de création d'opportunités et de richesses au niveau local. L'emploi et la promotion de l'entreprise qui le crée demeurent la voie la plus efficace pour éliminer la pauvreté.»

«Nous devons générer des emplois, des emplois qui accroissent les chances d'une meilleure qualité de vie, qui créent des richesses à répartir équitablement, qui permettent aux enfants de retourner à l'école et qui donnent du travail à tous ceux qui le nécessitent, a ajouté M. Somavia. Les pauvres attendent de nous un engagement ferme s'ils veulent avoir une chance de s'affranchir dignement de la pauvreté. Nous ne pouvons les abandonner.»


Note 1 - S'affranchir de la pauvreté par le travail, Rapport du Directeur général, Conférence internationale du Travail, 91 session 2003, Bureau international du Travail, Genève. ISBN 92-2-212870-2. Prix: 20 francs suisses.