Rapport global sur le travail forcé La servitude pour dettes, le trafic de main-d'œuvre et le travail forcé imposé par l'Etat dans les pays d'Asie

Sur les 12,3 millions de victimes du travail forcé que l'on dénombre dans le monde ( Note 1), la grande majorité, soit environ 9,5 millions de personnes, vivent en Asie. Les pays asiatiques sont en effet confrontés à la fois aux formes traditionnelles et aux formes modernes de ce fléau. Ainsi, 8,1 millions d'asiatiques sont piégés dans des situations de travail forcé qui n'ont rien à voir avec les réseaux de trafic de main-d'œuvre, puisqu'il s'agit principalement de personnes maintenues en état de servitude pour dettes. Il existe également en Asie des pays comme le Myanmar où c'est l'Etat lui-même qui impose le travail forcé aux habitants. "BIT en ligne" se penche sur la tragique réalité du travail forcé dans les pays asiatiques.

Article | 18 mai 2005

BANGKOK - La servitude pour dettes est la forme la plus courante du travail forcé dans cette région du monde, notamment dans les pays d'Asie du Sud comme l'Inde, le Népal et le Pakistan. Cette situation se présente lorsqu'une personne indigente se voit contrainte de demander un prêt ou une avance sur salaire à son employeur afin de pouvoir faire face à des dépenses imprévues ou des frais de santé. La personne endettée se retrouve ensuite dans l'impossibilité de rembourser les sommes empruntées, parce que le taux d'intérêt est élevé, parce qu'elle ne gagne pas assez ou parce que l'employeur ou le propriétaire terrien qui l'emploie lui fait payer à prix fort les produits et outils dont elle a besoin pour travailler.

L'analphabétisme ne fait qu'aggraver le problème, dans la mesure où la personne endettée est incapable d'assurer ou de vérifier le suivi comptable des sommes remboursées. La plupart du temps, elle ne dispose d'ailleurs d'aucun contrat par écrit. Pour obtenir le remboursement des sommes dues, les créanciers n'hésitent pas à avoir recours à la violence et aux menaces, quand ils n'emploient pas des méthodes plus subtiles comme l'exclusion de tout futur emploi. Dans certains cas extrêmes, on voit même des enfants maintenus en état de servitude pour dettes indépendamment de leur famille ou qui héritent des dettes contractées par leurs parents.

Les formes traditionnelles de la servitude pour dettes évoluent actuellement pour donner naissance à des formes modernes de ce fléau que l'on ne trouve plus seulement dans l'agriculture, où il est toujours très répandu, mais également dans d'autres secteurs économiques comme le travail domestique, la fabrication de briques, l'usinage du riz, les mines, les carrières et le tissage de tapis.

En Inde, au Népal et au Pakistan, le gouvernement a promulgué une loi qui interdit le système de la servitude pour dettes, mais celle-ci a été d'une efficacité variable d'un pays à l'autre. Au Népal, quelque 18 000 anciens "kamaiyas", qui avaient été libérés de la servitude pour dettes, ont bénéficié de mesures de réinsertion sociale incluant notamment l'attribution de lopins de terres et de matériaux de construction pour les plus pauvres, ainsi que l'accès à la formation professionnelle et au microcrédit. En raison de la situation politique actuelle du Népal, l'OIT n'est toutefois plus en mesure d'y mener à bien ses programmes en faveur des victimes de la servitude pour dettes.

En Inde, le gouvernement a mis en place un programme national qui fournit une aide financière et une aide en nature aux travailleurs libérés de la servitude pour dettes et à leurs familles. Plus de 285 000 d'entre eux ont bénéficié de ce programme jusqu'à présent. D'autre part, environ 5 000 procès ont été intentés devant les tribunaux indiens en application de la loi de 1976 qui abolit le système de la servitude pour dettes. De son côté, le gouvernement pakistanais a adopté en 2001 une politique nationale et un plan d'action qui constituent un cadre juridique en vue de l'éradication de la servitude pour dettes dans le pays, notamment dans l'agriculture et les fours à briques des provinces du Sindh et du Punjab.

Les autres formes de travail forcé

Bien qu'elle soit en recrudescence, la traite des êtres humains destinée à l'exploitation sexuelle à des fins commerciales, qui touche 1,4 million de personnes dans le monde, ne représente que 10 pour cent des situations de travail forcé. Quant au trafic de main-d'œuvre destinée au travail forcé, le montant des profits qu'il génère dans la région Asie-Pacifique est estimé à 9,7 milliards de dollars américains par an. Les disparités économiques existant entre les différents pays de la sous-région du Mékong sont la cause principale du trafic de femmes et d'enfants originaires du Myanmar, du Laos et du Cambodge vers la Thaïlande. En Indonésie et aux Philippines, des milliers de femmes et d'enfants sont victimes de réseaux de traite qui les envoient dans les pays riches de la région (Australie, Chine, Corée du Sud, région administrative spéciale de Hong Kong, Japon et Taiwan, Chine), où ils sont contraints de se prostituer.

On trouve également de nombreux cas de travail forcé parmi le personnel domestique recruté illégalement dans ces pays pour aller travailler en Malaisie, à Singapour et dans la région administrative spéciale de Hong Kong. Au Japon et en Australie, on a constaté que des femmes sont arrivées dans le pays en toute légalité avec un visa leur permettant de travailler dans l'industrie du spectacle, mais, une fois sur place, au lieu de se produire dans des clubs nocturnes comme elles le pensaient, elles ont été contraintes de se prostituer.

En Chine, les nombreuses jeunes femmes et fillettes qui migrent massivement des zones rurales vers les grandes villes du pays sont particulièrement exposées au travail forcé et à l'exploitation sexuelle. Un grand nombre de migrants chinois sont également victimes de réseaux qui les font entrer clandestinement dans des pays d'Europe ou d'Amérique du Nord pour travailler dans des enclaves commerciales ethniques. Ils se retrouvent alors piégés et obligés de travailler comme des esclaves dans des ateliers de misère ou des restaurants, ou encore comme employés domestiques.

Les véritables causes du trafic et de l'immigration clandestine de main-d'œuvre sont la pauvreté, l'endettement, le manque d'accès à l'éducation et à l'emploi dans les communautés rurales d'origine des migrants, l'exclusion sociale et l'attrait des grandes villes. Parmi les femmes et les enfants victimes de ce trafic, certains sont vendus à des réseaux de proxénètes, tandis que d'autres finissent comme employés domestiques ou ouvriers agricoles saisonniers, quand on ne les oblige pas à mendier ou à racoler sur la voie publique.

A ce sujet, il convient de mentionner ce que l'on a appelé le "Processus de Bali", engagé par les gouvernements australien et indonésien afin de mettre en place au niveau régional des mesures concrètes contre la traite des êtres humains et l'immigration clandestine. Il est intéressant de constater que les objectifs de ce processus ont peu à peu évolué: il n'est plus seulement question de formuler des principes, mais aussi d'adopter des mesures concrètes, et les actions entreprises ne concernent plus uniquement l'interception des filières d'immigration clandestine, mais aussi la prévention de la traite des êtres humains et la protection des victimes.

Le gouvernement chinois a largement diffusé dans les médias l'information relative aux arrestations et poursuites judiciaires à l'encontre de responsables de réseaux de traite et, par ailleurs, il a renforcé les sanctions pénales en la matière. Entre 2001 et 2003, il a diligenté plus de 20 000 enquêtes policières qui ont permis de libérer 43 215 femmes et enfants et d'arrêter 22 018 trafiquants. Le gouvernement de Pékin s'efforce également d'empêcher l'émigration illégale de main-d'œuvre en s'attaquant à des centaines d'agences de placement non déclarées.

Environ 20 pour cent des cas de travail forcé, ce qui représente quelque 1,9 million de victimes, sont imposés par l'Etat. Ces cas restent cantonnés à quelques pays, notamment le Myanmar, où les habitants des villages - hommes, femmes, enfants et personnes âgées - sont massivement réquisitionnés pour réaliser des travaux agricoles, transporter du matériel, monter la garde ou assurer la construction et l'entretien de routes et de ponts. Si les villageois refusent d'obéir, ils sont menacés de représailles, battus ou emprisonnés.

"On voit, avec ce qui se passe au Myanmar, qu'il est impossible de lutter efficacement contre le travail forcé lorsqu'il existe un climat d'impunité et de répression à l'encontre des personnes qui dénoncent les abus en la matière", indique Roger Plant, l'auteur du rapport global sur le travail forcé.

Quant aux employés domestiques, ils sont également exposés au travail forcé dans la mesure où, dans les pays asiatiques, ils ne sont pas reconnus comme travailleurs et ne jouissent d'aucun droit. Pour mettre un terme à cette situation, les gouvernements philippin et indonésien ont récemment adopté un décret qui prévoit que les employés domestiques doivent percevoir un salaire minimum et bénéficier des mêmes horaires et prestations que les travailleurs des autres secteurs. De son côté, le gouvernement japonais a entrepris la mise en œuvre d'une série de mesures destinées à éradiquer l'exploitation des femmes migrantes et victimes de réseaux de traite. Ces mesures incluent notamment la stricte application des règlements concernant la délivrance de visas à des travailleurs du spectacle, le versement d'une aide financière aux victimes qui souhaitent rentrer chez elles et un renforcement de la coopération avec les pays d'origine des migrantes.

L'OIT offre son soutien aux gouvernements indonésien et philippin pour qu'ils renforcent l'efficacité des organisations de travailleurs domestiques et établissent des liens avec les organisations de travailleurs migrants dans les pays de la région qui les accueillent comme la Malaisie et la région administrative spéciale de Hong Kong. Dans la région du Delta du Mékong, l'OIT met actuellement en œuvre un projet de lutte contre les réseaux de traite, qui a pour objectif d'informer les personnes vulnérables comme les femmes ou les enfants avant leur départ à l'étranger, afin qu'elles ne soient pas les proies faciles de réseaux de traite qui s'empresseront de les faire travailler sous la contrainte.

Grâce aux projets de coopération technique qu'elle mène en Inde, au Pakistan et au Népal, l'OIT lutte contre le travail forcé et aide les gouvernements à mettre en place de véritables programmes de réinsertion sociale en faveur des familles affranchies et à cibler les besoins spécifiques des "plus pauvres parmi les pauvres", notamment les femmes, qui sont les plus exposées au piège de l'endettement. Un des aspects-clé de ces projets est la coopération avec les institutions de la microfinance, qui a pour but d'aider ces dernières à développer et à offrir aux pauvres des produits d'épargne, des prêts et autres services financiers comme l'assurance-vie qui leur soient adaptés, afin que ces familles n'aient plus besoin de demander des avances à leur employeur ou au propriétaire des terres qu'elles cultivent. Au Népal, la situation politique actuelle constitue toutefois une entrave à la mise en œuvre des projets de l'OIT.

Une des principales initiatives de l'OIT a pour objectif d'empêcher la traite de jeunes femmes et de fillettes entre le Cambodge, la province chinoise du Yunnan, le Viet Nam, la République démocratique populaire lao et la Thaïlande. Ce projet a contribué à réduire la vulnérabilité des fillettes et des jeunes femmes face aux réseaux de traite en les convainquant qu'il était dangereux de partir à l'étranger sans disposer de tous les renseignements nécessaires. Il les a également encouragées à participer activement à la mise au point de solutions pour faire face aux problèmes qui, dans leurs communautés d'origine, sont la cause des migrations.

En Chine, un nouveau projet de l'OIT vise à renforcer la capacité du gouvernement et des institutions du marché du travail pour mieux faire appliquer la législation en matière de traite des êtres humains. Ce projet comprend plusieurs volets: le recueil de données, l'identification des victimes et la mise en œuvre d'actions légales et policières dans certaines provinces où les flux d'émigration sont élevés. Au Viet Nam, l'OIT a fourni son assistance technique à un Groupe de travail interministériel sur le travail forcé, dont la vocation est d'étudier le phénomène du travail forcé sur le plan juridique et pratique et de superviser la réalisation d'une vaste étude nationale sur ce sujet.

Ces actions menées au Viet Nam ont permis de mobiliser un grand nombre d'entités gouvernementales sous la direction du ministère du Travail, des Invalides et des Affaires sociales. Elles ont également contribué à générer un consensus national sur le travail forcé et sur l'importance de l'éradication de ce fléau pour le pays. La Mongolie non plus n'est pas exempte de pratiques liées au travail forcé: on a notamment constaté dans ce pays que les ouvriers de l'industrie sont obligés de travailler des heures supplémentaires et que les prisonniers sont mis à la disposition des entreprises privées du secteur du textile et de l'habillement.


Note 1 - Une alliance mondiale contre le travail forcé, Rapport global en vertu du suivi de la Déclaration de l'OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail 2005. Bureau international du Travail, Genève. ISBN: 92-2-215360-X. Prix: 35 francs suisses.