Interview en ligne

Le commerce et l’emploi face à la crise mondiale: les leçons pour l’avenir

Le Bureau international du Travail (BIT) et la Banque mondiale ont organisé conjointement une conférence sur «Le commerce et l'emploi après la crise: chocs mondiaux, changements structurels et réponses" le 25 Octobre. A l'approche du Sommet du G20 à Séoul, les 11-12 Novembre, la conférence a examiné le rôle des l'ouverture des marchés dans le soutien de la croissance et de l'emplois. Entretien avec des experts du BIT sur "le commerce et l'emploi dans la crise mondiale ".

Article | 25 octobre 2010

Quelles ont été les répercussions de la crise économique sur le commerce et les flux d’investissement? Et quel a été l’impact consécutif sur l’emploi et les salaires?

José Manuel Salazar-Xirinachs: On estime que le volume du commerce mondial a reculé d’environ 12 pour cent en 2009. Depuis 2007, le chômage mondial a touché 30 millions de personnes supplémentaires. Au premier trimestre 2009, plus de la moitié des pays pour lesquels nous disposons de données pertinentes ont connu un déclin des salaires réels par rapport à 2008. Si les économies des pays développés et en transition ont été les plus fortement affectées par l’évolution négative des marchés du travail, la plupart des économies en développement ont également fait l’expérience d’une hausse du chômage et du sous-emploi.

Les répercussions de la crise sur l’emploi sont-elles très différentes en fonction des pays?

Erik von Uexküll: L’impact de la crise sur l’emploi varie beaucoup parmi les sept pays étudiés: Afrique du Sud, Brésil, Egypte, Inde, Libéria, Ouganda et Ukraine. Malgré ces différences, les effets des chocs commerciaux sur l’emploi ont été ressentis dans tous les pays, et plus fortement dans plusieurs d’entre eux, ce qui conforte la nécessité de prendre en considération le lien entre commerce et emploi dans les réponses politiques. L’emploi a été particulièrement affecté dans les pays qui concentrent l’essentiel de leurs exportations dans des secteurs qui ont enregistré la plus forte chute des échanges commerciaux pendant la crise, à savoir le fer et l’acier, et les produits de la filière automobile.

L’ouverture du commerce a-t-elle aggravé les effets de la crise?

Marion Jansen: En période d’expansion, l’ouverture du commerce peut être une source de croissance de l’économie et de l’emploi, mais elle expose aussi davantage les pays aux chocs externes. La crise actuelle a démontré l’étroite interdépendance de l’économie mondiale. L’intégration aux marchés mondiaux rend les marchés nationaux du travail vulnérables aux crises d’origine étrangère. Afin de soutenir les marchés du travail, il est impératif de comprendre les mécanismes par lesquels ces chocs se répercutent sur les économies nationales, ainsi que leurs effets possibles sur les niveaux et les conditions d’emploi aux niveaux individuel et collectif.

Comment les gouvernements ont-ils réagi face à la crise?

José Manuel Salazar-Xirinachs: Pour répondre à la crise, les gouvernements ont introduit différents types de mesures politiques. En plus du soutien massif apporté au secteur financier dans les pays les plus affectés, les gouvernements de la planète ont mis en place des plans de relance budgétaires et fiscaux pour aider l’économie «réelle» à surmonter la crise.

Notre livre regroupe ces mesures en trois catégories: les mesures de protectionnisme commercial, d’autres mesures de soutien à un secteur spécifique, et les mesures sociales et liées au marché du travail qui s’appliquent à l’ensemble des secteurs. Cette classification nous permet d’examiner les différentes politiques sous l’angle du commerce et sous celui de l’emploi, une approche qui est utile – si ce n’est indispensable – pour identifier les mesures politiques dites «cohérentes», c’est-à-dire les mesures qui sont aussi bonnes pour le commerce que pour l’emploi.

La première catégorie de mesures est en nette contradiction avec l’esprit des accords commerciaux multilatéraux; les responsables politiques du monde entier se sont engagés à ne pas recourir au protectionnisme pendant la crise. La réponse de l’OIT à la crise, le Pacte mondial pour l’emploi, reflète l’idée qu’une hausse généralisée du protectionnisme ne serait en fin de compte pas bénéfique pour la reprise du marché du travail. Jusqu’ici, l’utilisation de mesures de protection commerciale pour faire face aux conséquences de la crise a été très limitée. Mais les risques existent. Les pays doivent s’assurer que les tensions monétaires ne se transforment pas en nouvelles tensions commerciales.

Que peut nous apprendre cet ouvrage quant à l’efficacité des réponses politiques élaborées pendant la crise?

Marion Jansen: Il nous enseigne principalement que les plans de relance dotés d’une dimension liée aux infrastructures sont tout à fait capables d’allier la création d’emplois à court terme avec davantage de débouchés commerciaux à l’avenir. Les autres politiques axées sur des secteurs spécifiques ne satisfont pas toujours les attentes des dirigeants politiques pour réduire la récession économique. C’est en particulier le cas des politiques sectorielles qui visent plutôt le capital que le travail. Ces politiques peuvent aussi entrer en conflit avec les règles du commerce multilatéral.

A contrario, la troisième catégorie de mesures, c’est-à-dire celle des politiques sociales et du marché du travail intersectorielles, a joué un rôle très positif tout au long de la crise. Quand elles s’appuient sur des systèmes existants de protection sociale ou sur une législation relative au marché du travail, ces mesures agissent comme des amortisseurs automatiques et peuvent être rapidement démultipliées ou ciblées sur des groupes particulièrement affectés par la crise. Avec un risque limité d’altérer les flux commerciaux, de telles mesures agissent très efficacement au regard des objectifs concernant l’emploi et le commerce. Quand les plans de relance sont progressivement retirés, elles doivent être maintenues le plus longtemps possible, en particulier celles qui s’adressent aux catégories les plus fragiles de la société.

Quelle est l’importance des marges de manœuvre budgétaires pour concevoir des réponses politiques satisfaisantes?

Marion Jansen: Les politiques anticrise les plus efficaces requièrent des moyens budgétaires, mais il existe au moins un élément de bonne gestion de la crise qui n’exige pas de marge de manœuvre budgétaire: un dialogue social solide entre employeurs, travailleurs et gouvernements. Il peut être très utile en période de crise pour l’élaboration de plans politiques appropriés; il peut même être vital pour gérer la crise dans les pays qui n’ont pas ou guère de marge de manœuvre budgétaire. Le dialogue social peut garantir que les pertes engendrées par les chocs externes sont réparties de telle sorte qu’on évite des difficultés sociales excessives et qu’on minimise les conséquences négatives à long terme pour la croissance. Certaines entreprises ont par exemple mis en place des mécanismes de chômage partiel après consultation de leurs employés. Les entreprises ont subi des pertes temporaires et les travailleurs une amputation temporaire de leurs revenus, mais les entreprises ont finalement réussi à surmonter la crise sans licencier.

Quels enseignements pouvons-nous tirer des crises récentes pour l’avenir?

José Manuel Salazar-Xirinachs: Avec les niveaux d’ouverture du commerce et de la finance atteints à l’échelle mondiale, les économies continueront à titre individuel d’être vulnérables aux chocs externes. Le débat pour savoir si la volatilité mondiale s’est accrue n’est toujours pas tranché mais il est probable que les chocs externes vont s’intensifier. Il est dès lors vital d’y préparer les économies pendant les périodes de croissance économique en bâtissant de solides systèmes de protection sociale. Profiter des périodes fastes pour créer des réserves budgétaires devrait être une priorité pour les responsables politiques aux niveaux national et international. Pourtant, dans ces périodes-là, l’accent doit aussi être mis sur le renforcement des capacités administratives en général et des systèmes de protection sociale, et des instruments de politique de marché du travail en particulier.

L’OIT a une expérience de longue date dans l’élaboration de systèmes de protection sociale viables; elle joue un rôle éminent dans l’Initiative de l’ONU en faveur d’un socle de protection sociale. Selon moi, cette initiative peut jouer un rôle essentiel pour accroître la durabilité sociale de la mondialisation. Les régimes de protection sociale opèrent aussi comme des amortisseurs dans les processus d’ajustement qui suivent la restructuration du commerce et ont donc un rôle très positif à assumer si les gouvernements décident de libéraliser davantage le commerce.

L’opinion publique est-elle favorable à une plus grande libéralisation des échanges après la dernière crise?

Marion Jansen: Déjà avant la crise, dans nombre de pays, la libéralisation accrue du commerce n’avait guère les faveurs de l’opinion publique. Dans les pays à faibles revenus, les effets de croissance déclenchés par les expériences de libéralisation ont parfois déçu. Dans certains pays à hauts revenus, des catégories de la population estiment qu’elles n’ont pas bénéficié des retombées du commerce. La crise a sans doute renforcé ce scepticisme.

Les résultats observés sur le marché du travail peuvent être essentiels pour accroître le soutien populaire en faveur de la libéralisation du commerce. Il existe des cas de pays à hauts revenus où les revenus médians ont stagné et parfois même légèrement reculé ces dernières décennies. Il en est de même pour certaines économies émergentes qui ont connu un déclin de la part du travail dans le PIB en dépit d’une forte croissance des exportations. Garantir qu’un grand nombre d’individus bénéficie de la mondialisation peut avoir un fort impact positif sur le soutien de l’opinion publique à la mondialisation. Une action coordonnée au niveau mondial peut être nécessaire pour y parvenir.

Commerce et emploi face à la crise mondiale. Rédigé par Marion Jansen et Erik von Uexküll. ISBN 978-92-123334-3. Genève, BIT, 2010.