Entreprises durables

Les coopératives et la crise: «Nos clients sont aussi nos propriétaires»

Les coopératives ont mieux résisté que d’autres secteurs à l’aggravation de la crise mondiale de l’économie et de l’emploi. Reportage depuis la Suède.

Article | 2 juillet 2010

Un nouvel appel de client arrive dans un centre d’appels moderne à Malmö, dans le sud de la Suède. L’interlocuteur veut parler d’assurance et l’agent du centre d’appels, assis face à son ordinateur et coiffé d’un casque-micro, commence à expliquer les termes des polices d’assurance disponibles. La conversation avance, la vente se fait.

La transaction ne se déroule pas en suédois cependant, mais en kurde. La coopérative d’assurance suédoise Folksam a expérimenté l’idée d’un centre d’appels multilingue il y a plus de dix ans et son site de Malmö est maintenant en mesure de traiter des appels en 17 langues, y compris le somali, le farsi, l’arabe et le polonais. Dans un pays où près d’un cinquième de la population est d’origine immigrée, ce service commercial est fort utile et, selon Folksam, il attire 100 000 appels par an. Il en résulte que Folksam s’est taillé la part du lion sur le marché de l’assurance auprès des communautés immigrées en Suède.

Le genre d’idées qu'on imagine voir le jour dans une jeune et dynamique start-up. Et pourtant, Folksam n'a rien d'une start-up: vénérable institution financière suédoise, elle propose des assurances depuis 102 ans.

Concilier valeurs économiques et sociales

Son Directeur général, Anders Sundström, prétend que la réussite commerciale de Folksam peut être attribuée à ses valeurs sociales. Créée à l’origine pour répondre aux exigences des premiers mouvements sociaux et syndicaux de Suède, elle a conservé ses particularités par rapport aux autres assureurs, à commencer par sa structure. Elle fonctionne sans actionnaires, elle appartient à la grande famille des institutions financières coopératives et mutualistes. Comme l’indique le site Internet de la compagnie, «nos clients sont aussi nos propriétaires. Les profits ne sont pas distribués à des actionnaires, ils demeurent au sein de la compagnie et bénéficient à nous tous».

Historiquement, les banques et les assurances coopératives ont su éviter les unes des journaux. Elles peuvent fonctionner sans se soucier du prix de leurs actions et donc sans être l’objet au quotidien de l’attention de la presse d’affaires et des analystes que les entreprises cotées en bourse ont tendance à attirer. Néanmoins, ensemble, elles réalisent une part de marché conséquente.

L’importante part de marché des entreprises coopératives

Selon la Fédération internationale des coopératives et mutuelles d’assurance (ICMIF en anglais), environ 24 pour cent du marché mondial de l’assurance sont aux mains des coopératives. Le plus gros membre de l’ICMIF est le géant japonais de l’assurance coopérative Zenkyoren qui domine le secteur de l’agriculture et collecte environ 4 700 milliards de yens (près de 50 milliards de dollars) de cotisations annuelles. Autre membre de l’ICMIF, la coopérative colombienne La Equidad, et sa filiale santé Saludcoop, occupe elle aussi une position dominante dans son propre pays.

Dans le secteur bancaire, les situations de nombreux pays se ressemblent. Aux Pays-Bas, la moitié de la population a un compte chez Rabobank alors qu’en Allemagne les banques coopératives détiennent collectivement 30 millions de clients. Une étude récente a attribué aux coopératives bancaires 20 pour cent du marché de détail européen.

Le réseau mondial des coopératives d’épargne et de crédit détenues par leurs membres (connues selon les cas sous le nom d’unions de crédit ou de SACCO) est aussi remarquable. Selon le Conseil mondial des unions de crédit, il procure à 177 millions de membres dans 96 pays (dont de nombreux pays en développement) un moyen simple et sûr d’épargner et d’emprunter.

La crise financière qui a transformé le monde de la finance depuis deux ans a attiré une attention inhabituelle vers cette famille diversifiée d’entreprises qui partagent la caractéristique commune d’agir pour apporter des bénéfices à leurs membres-clients plutôt qu’à des investisseurs-actionnaires. En début d’année, le magazine économique The Economist, par exemple, a rapporté que les banques coopératives ont sans cesse augmenté leur part de marché en Europe ces dernières années. Les clients, semble-t-il, sont en quête de sécurité et de réconfort. Une récente étude de la banque centrale allemande (Bundesbank) a montré que les coopératives bancaires sont plus stables financièrement et moins menacées de faillite que les institutions détenues par des actionnaires.

Les coopératives résistent mieux à la crise

D’autres études ont répercuté cette vision, dont une émanant d’Hagen Henrÿ du BIT. En tant que chef de l’unité en charge des coopératives au sein du BIT, il connaît mieux que beaucoup d’autres le secteur coopératif et indique que c’est la structure même de ces institutions financières qui contribue à expliquer leur robustesse. «Les données dont nous disposons montrent que, sauf quelques exceptions, les entreprises coopératives de tous les secteurs et toutes les régions sont relativement plus résistantes aux chocs actuels subis par le marché que leurs homologues plus centrées sur le capital», explique-t-il.

Certaines de ces données proviennent d’une étude récente conduite pour le BIT par deux universitaires, Johnston Birchall du Royaume-Uni et Lou Hammond Ketilson du Canada. Leur étude confirme que les institutions coopératives ont traversé la crise récente relativement mieux que les entreprises détenues par des investisseurs « extérieurs ». Elle propose aussi quelques pistes d’explication, directement liées aux structures de propriété des coopératives. «Le récent sauvetage public massif des banques commerciales privées a souligné les vertus d’un système bancaire coopératif détenu par ses adhérents, moins enclin à prendre des risques et moins mû par la nécessité de dégager des profits pour les investisseurs et des bonus pour les gestionnaires», écrivent MM. Birchall et Hammond Ketilson.

En d’autres termes, une part de cette résistance vient du fait que les coopératives ne sont pas soumises aux mêmes pressions pour augmenter les dividendes des actionnaires. L’Association internationale des banques coopératives met surtout en avant la perspective de long terme que les institutions financières coopératives peuvent pratiquer: «Les banques coopératives n’ont pas la même obligation de maximiser le profit à court terme pour le distribuer à leurs actionnaires, elles peuvent au contraire adopter une stratégie de long terme», affirme le Président de l’Association Jean-Louis Bancel.

Cependant, toutes les entreprises coopératives ne sont pas sorties intactes de la crise financière. En Allemagne, la banque coopérative centrale DZ a subi une perte d’un milliard d’euros en 2008 en raison d’investissements à haut risque. Ailleurs, des coopératives ont aussi dû se colleter avec des difficultés commerciales, notamment dues à des investissements imprudents.

Un modèle entrepreneurial peu séduisant

Néanmoins, il y a dorénavant au sein du secteur coopératif un certain degré de satisfaction lié au fait que – à l’instar de la prudente fourmi de la fable d’Esope opposée à la frivole cigale – leur modèle entrepreneurial a priori peu attrayant a fait la preuve de sa valeur et de sa fiabilité en période de difficultés. Dans certains cas, et pour la première fois depuis des années, les coopératives font une excellente promotion de leurs structures contrôlées par leurs membres auprès de clients potentiels et mettent en exergue leur singularité et leur probité.

Pour de nombreuses coopératives, ce phénomène est lié à la montée des pratiques éthiques dans la banque-assurance. Au Royaume-Uni, par exemple, les services financiers coopératifs (qui font partie du grand groupe multisectoriel Co-operative Group) ont souligné leur approche profondément éthique du crédit et de l’investissement avec le slogan «good with money» (l’argent au service du bien). Folksam est elle aussi une entité très engagée pour investir des fonds d’assurance de manière éthique. La compagnie suédoise a endossé un rôle éminent en conseillant l’ONU sur les Principes d’investissement responsable adopté il y a quatre ans.

Le mouvement coopératif rappelle que son engagement en faveur de valeurs sociales (reflétées dans les principes d’entraide, de responsabilité personnelle, de démocratie, d’égalité, d’équité et de solidarité formellement approuvés comme les «valeurs coopératives» par l’Alliance internationale coopérative) n’empêche pas les entreprises coopératives d’être dans le même temps rentables. Pour Hagen Henrÿ, cela correspond bien à l’intérêt de l’OIT pour la création d’emplois décents et pour le travail décent. «Les coopératives s’apparentent à une économie démocratique, centrée sur l’homme, soucieuse de l’environnement tout en favorisant la croissance économique, la justice sociale et une mondialisation équitable. Les coopératives jouent un rôle de plus en plus important pour pondérer les préoccupations d’ordre social, économique et environnemental, ainsi que pour contribuer à prévenir et réduire la pauvreté», affirme-t-il.

Le rôle de la recommandation no 193 de l’OIT

L’OIT s’intéresse depuis longtemps aux coopératives, mais la recommandation no 193 de l’OIT, adoptée par la Conférence internationale du Travail en 2002, a un important rôle à jouer pour aider les gouvernements du monde entier à instaurer les lois, les systèmes administratifs et les politiques qui sont indispensables pour doter les coopératives du cadre juridique moderne dont elles ont besoin. Son adoption a également marqué un regain d’intérêt au niveau international pour protéger les pratiques démocratiques au sein des coopératives après une période où, dans quelques pays, des «coopératives» étaient en fait rien moins que des entreprises gérées par l’Etat.

Le besoin de structures juridiques coopératives appropriées doit être réaffirmé suite à la crise financière mondiale, selon Hagen Henrÿ. Il relève dans nombre de pays un mouvement d'harmonisation des lois et des régimes réglementaires s'appliquant aux coopératives avec ceux qui s’appliquent aux entreprises capitalistiques, un processus qu’il décrit porteur d’avantages comme de dangers. «L’homogénéisation du droit des coopératives avec le droit des entreprises contribue à améliorer la compétitivité des coopératives au sens économique strict. Cependant cette homogénéisation tend à transformer les entreprises coopératives, qui s’appuient sur un lien transactionnel avec leurs adhérents, en entreprises fondées sur une relation d’investissement avec leurs actionnaires, souligne-t-il. Elle affaiblit le caractère associatif des structures de gouvernance propres aux coopératives.»

La recommandation n° 193 de l’OIT invite tout particulièrement les gouvernements à fournir des cadres politiques et juridiques favorables et adaptés aux structures de propriété et aux valeurs sociales spécifiques aux entreprises coopératives. Avant la crise financière, cela pouvait sembler un secteur d’activités relativement marginal. Aujourd’hui cependant, la valeur des coopératives s’apprécie plus volontiers. «Les entreprises capitalistiques ne doivent pas être le mètre-étalon permettant de comparer et d’évaluer tous les types d’entreprises», conclut Hagen Henrÿ.

Les coopératives auront bientôt l’occasion de réaffirmer leur position dans l’économie mondiale: les Nations Unies ont récemment décidé que 2012 serait déclarée Année internationale des Coopératives.