50e Congrès de la Confédération générale du Travail (CGT): Discours de Dan Cunniah, Directeur d'ACTRAV

Discours de Dan Cunniah, Directeur du Bureau des activités pour les travailleurs (ACTRAV) à l’occasion du 50e Congrès de la Confédération générale du Travail,Toulouse, 19-22 mars 2013.

Déclaration | Toulouse | 19 mars 2013

Monsieur le Président,

Cher Bernard Thibault, Secrétaire général de la CGT,

Chers délégués et déléguées,

Chers amis des délégations syndicales des pays représentées ici,

Je voudrais tout d’abord remercier le Camarade Bernard Thibault pour l’aimable invitation qu’il m’a adressée pour intervenir au nom du Bureau international du Travail devant ce congrès. Je voudrais également vous adresser les salutations et meilleurs vœux de Guy Ryder, Directeur général du BIT. Il s’agit pour les adhérents de la CGT d’un moment-clé dans la vie syndicale. Mais votre congrès se tient aussi à un moment où la réaffirmation de l’engagement syndical, de la solidarité et des valeurs humaines et sociales revêt une importance qui pour essentielle qu’elle soit en France, dépasse les frontières de l’hexagone. La présence ici de camarades de près de 70 pays en témoigne.

Nous sommes réunis ici alors que le monde est entré dans la cinquième année consécutive d’une crise profonde, prolongée et violente. Une crise que les travailleurs et travailleuses n’ont pas provoquée mais dont ils paient doublement, voire triplement la facture. D’abord dans la perte d’emplois et l’absence de perspective pour toute la jeune génération de travailleurs et travailleuses, ensuite dans l’érosion, le dé-tricotage de la protection sociale, enfin dans l’austérité dans laquelle nombre de gouvernements se sont enfermés, sous l’injonction des milieux financiers et des institutions internationales soutenant un modèle de mondialisation axé sur la finance.

Un modèle de mondialisation, dont la dimension sociale est absente et qui a provoqué le krach de 2008, qui s’est traduit par un chômage de masse et une sous-utilisation de la main-d’œuvre, qui a conduit à une réduction des salaires et des prestations sociales dans de nombreux pays. Le bilan de ce modèle est pour le moins sombre :

  • Les inégalités sociales et économiques sous toutes leurs formes s’accentuent.
  • Quelque 200 millions d’hommes et de femmes sont au chômage.
  • En outre, 870 millions de personnes – soit un quart de la population active mondiale – ont un emploi qui ne permet pas à leur famille de se hisser au-dessus du seuil de pauvreté de 2 dollars des Etats-Unis par personne et par jour.
  • Environ 74 millions de jeunes sont sans emploi. Le chômage des jeunes atteint des proportions énormes dans plusieurs pays d’Europe. Les jeunes restent sans emploi pendant des périodes de plus en plus longues et risquent d’en garder des séquelles à vie.
  • Et alors que tant de jeunes sont au chômage, le travail des enfants persiste.
  • Il en va de même du travail forcé : alors qu’elles cherchent à fuir la pénurie d’emplois et la pauvreté dans leur pays d’origine, de nombreuses personnes tombent aux mains des trafiquants d’êtres humains et se retrouvent piégées dans des formes modernes d’esclavage.
  • Quatre-vingts pour cent de la population mondiale ne bénéficie pas d’une couverture de sécurité sociale suffisante, et plus de la moitié en est complètement privée.
  • La discrimination sous ses multiples formes empêche des centaines de millions de personnes, en particulier les femmes, de réaliser leur potentiel en contribuant sur un pied d’égalité au développement de la société et de l’économie.

Ce triste tableau serait incomplet si je n’évoquais pas ici, devant nos camarades français et ceux et celles des autres pays représentés ici les attaques virulentes et sans précédent aux droits syndicaux qui accompagnent cette crise. Au point qu’on ne peut plus se demander s’il s’agit-là d’une coïncidence.

Dans de nombreux pays, les travailleuses et travailleurs qui tentent, face à la crise, d’exercer leur droit de s’organiser librement pour défendre la justice et la dignité au travail se voient interdire de fonder des syndicats et de s’y affilier. La répression antisyndicale sévit partout dans le monde. Dans son dernier rapport annuel, la Confédération syndicale internationale, recensait 76 morts de travailleurs et travailleuses directement imputables à des activités syndicales : il faut compter aussi ceux et celles qui ont laissé la vie lors des manifestations du printemps arabe. La CSI dénombrait 56 décès rien qu’en Amérique latine, dont 29 personnes tuées en Colombie et 10 autres au Guatemala, ces crimes étant commis dans une impunité quasi totale.

Dans le rapport d’orientation qui est soumis à votre congrès, votre organisation souligne et je cite : « il apparaît de plus en plus que l’Organisation internationale du Travail (OIT) et les normes internationales dont elle est la garante, notamment la Convention no. 87 sur les libertés syndicales, constituent un rempart protecteur et qu’elles gênent les gouvernements les plus engagés dans des logiques de déréglementations » fin de citation. Le même rapport poursuit, je cite : « L’OIT apparaît aussi comme un danger pour le patronat et pour les firmes multinationales, dans la mesure où les normes tendent de plus en plus à l’universalité » fin de citation.

Je ne peux que confirmer la perspicacité de cette analyse. Aujourd’hui c’est tout le système normatif de l’OIT, en particulier ses méthodes de contrôle de l’application des Conventions internationales du Travail qui est dans le collimateur du patronat. Je dirais d’un certain patronat, pour lequel les normes internationales du travail qui sont des normes minimales à vocation universelle représentent un fardeau. Un certain patronat pour lequel un travailleur ou une travailleuse n’a pas de visage, ne représente pas une vie, une famille ou la dignité humaine, mais constitue simplement un coût qu’il faut réduire à tout prix.

En juin dernier, lors de la conférence annuelle de l’OIT à Genève, le Groupe des employeurs a, pour la première fois en plus de quatre-vingts ans, bloqué la discussion sur les pires cas de violations des droits des travailleuses et des travailleurs. Depuis 1926, les délégué(e)s à la Conférence internationale du Travail débattent chaque année et interpellent les gouvernements sur les cas les plus graves de violation repris dans le rapport annuel de la Commission d’experts. En 2012, l’Organisation internationale des Employeurs (OIE) a rompu cette pratique et a refusé de discuter le moindre cas. L’attaque des employeurs est essentiellement dirigée contre le droit de grève. Mais c’est l’ensemble du système de contrôle de l’application des normes qui est visé, surtout le mandat même de la Commission d’experts et ils n’en font pas de secret.

Aujourd’hui, chers Camarades, la liberté syndicale et le dialogue social figurent parmi les premières victimes de la crise. Le modèle social européen qui a longtemps inspiré l’activité normative de l’OIT s’est comme essoufflé, encalminé voire retourné. L’Europe des arrêts Laval et Viking, n’est plus l’Europe des travailleurs, n’est plus l’Europe de la justice sociale.

Chers Camarades,

Votre congrès, comme je l’ai dit, revêt d’une importance qui dépasse la France. L’Europe a besoin d’un sursaut social, d’un retour aux valeurs de justice et de paix qui animaient ses fondateurs. Votre action au plan national, votre action au sein et avec la CES, au sein de la CSI, au sein de l’OIT lors de la Conférence régionale européenne qui aura lieu le mois prochain à Oslo, pourront être déterminantes. La France a été une alliée historique des normes de l’OIT et d’une Europe sociale, même si les syndicats ont dû à plusieurs reprises le rappeler en utilisant comme l’a fait la CGT les mécanismes de contrôle de notre organisation. Mais l’appui de la France demain, pour faire face à l’offensive patronale, pour agir nationalement et plaider internationalement en faveur d’une sortie de crise par la relance et le dialogue social, le respect des normes du travail doit être une exigence que les organisations syndicales peuvent et doivent réclamer.

L’emploi, l’inclusion sociale et la croissance durable doivent être au cœur de l’action, dans l’UE et à l’échelle mondiale.

Le FMI a lui-même reconnu finalement que le traitement d’austérité qu’il a préconisé est aujourd’hui au cœur du problème. La bonne leçon à tirer est qu’il faut des mesures pour stimuler l’économie par la demande. Cela passe par le maintien du pouvoir d’achat, le renforcement de la protection sociale, la défense des services publics de qualité.

Des politiques sociales intelligentes – comme les programmes qui accompagnent les chômeurs dans leur recherche d’emploi ou les systèmes qui ouvrent la sécurité sociale aux membres les plus vulnérables de notre société – ne peuvent être considérées seulement comme un coût. C’est un investissement pour l’avenir.

L’UE doit donner davantage de substance à la dimension sociale, notamment au dialogue social, comme le prévoyait la feuille de route destinée à compléter l’Union économique et monétaire européenne. Elle devrait aider les Etats Membres à instaurer des systèmes de garanties jeunes, améliorer la diversification et l’innovation industrielles, renforcer l’efficacité des services du marché du travail, accroître la création d’emplois et renforcer l’investissement social.

Le dialogue social est un atout majeur de l’Union européenne. Malheureusement, les systèmes de négociation collective qui sont le fondement du dialogue social ont été affaiblis dans plusieurs pays de l’UE. A tel point qu’il va devenir plus difficile de faire évoluer les salaires au rythme de la productivité. Doit-on accepter une telle fatalité.

Chers Camarades,

Il est temps de construire une nouvelle ère de justice sociale fondée sur des emplois de qualité et sur le travail décent pour tous. La crise ici, les événements dans d’autres parties du monde en particulier le monde arabe, ont mis en exergue des revendications – pour certaines demeurées jusque-là enfouies dans les cœurs de populations opprimées: l’aspiration à mener une vie décente et à un avenir décent fondé sur la justice sociale.

Les grandes failles de l’économie mondiale, perceptibles depuis longtemps, sont apparues au grand jour, révélant avec violence incertitudes et fragilités, sentiments d’exclusion et d’oppression, ainsi qu’un déficit d'opportunités et d’emplois, une précarisation croissante aggravée par la crise économique mondiale.

Pour les hommes et les femmes qui sont sans emploi ni moyens de subsistance, les discours ne suffisent plus. Avec leurs syndicats, ils sont concernés par la capacité des dirigeants et des sociétés à promouvoir des politiques porteuses d’emploi et de justice sociale, des politiques qui leur laissent la liberté d’exprimer leurs besoins, leurs espoirs d’avenir pour leurs enfants.

En réalité, les populations jugent ce que la société, l’économie et la politique leur apportent à l’aune du travail. S’ils ont ou non un emploi, quelle qualité de vie ce travail leur confère, quel sort leur est réservé quand ils sont au chômage, malades ou ne peuvent pas travailler ? Quel avenir leur apporte ce travail pour eux et pour les familles qui en dépendent ?

De bien des manières, la qualité du travail, pas seulement sa quantité, déterminera demain la qualité de la société. Aujourd’hui, le monde du travail est dévasté.

Dans le même temps, les inégalités mondiales se creusent. La crise a tronqué de moitié les augmentations de salaires, réduit la mobilité sociale par le travail et confiné de plus en plus de personnes dans des emplois précaires et mal rémunérés.

Les disparités de revenus s’accentuent dans certains pays. Les jeunes, quelle que soit leur formation, sont de plus en plus souvent confrontés à la probabilité de ne jamais trouver un emploi décent – la perspective d’une génération perdue menace.

Pour réaliser une mondialisation équitable, nous avons besoin d’une autre vision de la société et de l’économie. Cette vision existe : fondée sur des droits, sur la démocratie, la justice sociale, la répartition équitable des richesses, une solidarité, la liberté syndicale et le dialogue sociale, y compris la négociation collective.

Notre action doit aller au-delà d’une simple reprise de la croissance – nous ne sortirons pas de la crise si nous conservons les politiques qui nous y ont précipités. C’est pourquoi la voix des travailleurs et travailleuses et de leurs organisations syndicales doit être entendue et écoutée.

C’est à cette vision que croit l’OIT. Aujourd’hui le combat que vous menez dans vos pays en tant que syndicalistes est intimement lié à la campagne de l’OIT pour le travail décent dans le monde.

Je vous souhaite des travaux fructueux et un plein succès du programme d’action que vous allez adopter.